Depuis plusieurs décennies, nous voyons surgir et se succéder différents acronymes visant à intégrer l’analyse des inégalités systémiques aux études et aux politiques publiques, dans l’objectif de les réduire et de les prévenir. Le gouvernement provincial semble privilégier l'ADS, avec des projets pilotes étudiant la mise en place de l'ADS+. De son côté, le gouvernement fédéral s'appuie plutôt sur l'ACS+. Par ailleurs, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) préfèrent l’ACSG, alors que le milieu universitaire, lui, s’est saisi de l’intersectionnalité. Regardons de plus près l’histoire de ces outils.
Éléments de définition
- Intersectionnalité : « l’intersectionnalité affirme qu’il n’est pas possible de discuter de privilège et d’oppression sans prendre en compte tous les aspects (classe, genre, handicap, âge, origine ethnique, orientation sexuelle, etc.) qui constituent l’identité des personnes [dont la vie] est façonnée par l’interaction de plusieurs dynamiques » - Alexandra Pierre
- Analyse différenciée selon les sexes (ADS) : « processus d’analyse qui vise à prendre en compte les réalités distinctes des femmes et des hommes dans la mise en place de projets, de programmes, de politiques, etc. » - Gouvernement du Québec
- Analyse différenciée selon les sexes Plus (ADS+) : « l’ADS+ utilise la même démarche que l’ADS, mais elle [...] reconnaît que les catégories « hommes » et « femmes » ne sont pas des blocs homogènes et que la position sociale d’une personne est façonnée par une multitude de facteurs identitaires et sociaux en plus du sexe et du genre » - Gouvernement du Québec
- Analyse comparative entre les sexes (ACS) : « variété de méthodes visant à [renseigner] sur les conditions des femmes et des hommes et sur les effets dissemblables que peuvent avoir sur eux les politiques et les programmes en raison même de leur situation particulière » - Gouvernement du Canada
- Analyse comparative entre les sexes Plus (ACS+) : « analyse intersectionnelle qui garantit que tous les aspects de la diversité sont pris en compte au moment d’analyser une initiative et aligne les initiatives de sorte qu’elles cadrent bien avec l’objectif d’inclusion du gouvernement » - Gouvernement du Canada
- Analyse comparative fondée sur le sexe et le genre (ACSG) : « approche qui implique l’évaluation systématique des différences associées au sexe (d’origine biologique) et au genre (d’origine socioculturelle) entre les hommes, les femmes, les garçons, les filles et les personnes de diverses identités de genre [pour] promouvoir une science plus rigoureuse » - Gouvernement du Canada
- Analyse comparative fondée sur le sexe et le genre Plus (ACSG+) : « méthode d'analyse utilisée [pour] évaluer comment divers facteurs (tels que l'âge, le genre, l'origine ethnique, l'autochtonie ou la présence d'un handicap) influent sur la manière dont les initiatives du gouvernement fédéral sont vécues par [la population canadienne] » - Gouvernement du Canada
Comment ces outils ont-ils été développés?
1. L’intersectionnalité
Le terme intersectionnalité est traditionnellement associé à Kimberlé W. Crenshaw, juriste états-unienne à l’origine de deux articles fondateurs dans l’histoire institutionnelle du concept. D’abord, en 1989, Crenshaw analyse trois décisions de justice démontrant le vide juridique entourant la situation des femmes noires, dont l’appartenance de genre et de race façonne une expérience singulière dans les milieux professionnels – dans son étude, il est principalement question des milieux ouvriers. Puis, en 1991, elle analyse la violence des hommes à l’encontre des femmes noires, toujours à partir de l’entrecroisement du genre et de la race. De ces deux articles ressort un constat : les enjeux propres aux femmes noires sont invisibilisés tant dans les mouvements féministes que dans les mouvements antiracistes. Dès lors, le recours à l’intersectionnalité permet d’analyser la manière dont les situations d’appartenance multiples reconfigurent les oppressions.
Cependant, ce cadre d’analyse est antérieur à la juriste états-unienne, même s’il ne portait pas encore ce nom. On peut notamment penser à Sojourner Truth ou au Combahee River Collective (CRC). En effet, lorsque Sojourner Truth délivre, en 1851, son discours Ain’t I A Woman? (« Ne suis-je pas une femme? »), c’est de l’intersectionnalité dont il est question : les femmes noires ne sont alors représentées dans aucune lutte, ni les luttes abolitionnistes portées par les hommes au Sud, ni les luttes féministes portées par les femmes au Nord. De même, le Manifeste du CRC énonce clairement l’engagement de ses membres contre les oppressions de race, de genre, de classe et celles liées à l’orientation sexuelle. Qui plus est, elles reconnaissent l’« imbrication » des systèmes d’oppression et la manière dont les femmes racisées sont affectées différemment par le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme et le capitalisme.
En somme, l’intersectionalité a une longue histoire militante dont elle a tendance à être dépossédée. Il est donc important d’en rappeler les origines, puisque le concept est de plus en plus utilisé dans différents contextes comme outil pour adresser d'autres systèmes d'oppression que le triptique genre/race/classe. Si l'on souhaite adopter des cadres d'analyse qui n'incluent pas systématiquement les questions de genre, de race et de classe, propres au concept originel d'intersectionnalité, on peut recourir à d'autres, en fonction de la réalité étudiée.
2. L’ACS, l’ACS+, l’ASCG et l’ASCG+
À la fin des années 1960, dans le cadre de ce que l’on nomme généralement la deuxième vague du féminisme, le gouvernement du Canada a commencé à réfléchir à ce qui s’appelait alors « la situation de la femme ». Une commission royale d’enquête s’est en effet penchée sur différentes problématiques, telles que l’égalité salariale, la précarité des emplois occupés majoritairement par les femmes, la parité, le droit de la famille, la contraception, les services de garde, ou encore la « Loi sur les Indiens ». Le rapport final, contenant pas moins de 167 recommandations et ayant mené à la création du poste de ministre responsable de la Condition féminine, constitue le premier exemple d’analyse comparative entre les sexes (ACS) à l’échelle fédérale.
Au cours des deux décennies suivantes, différents plans internationaux et lois internationales consacrent la volonté de réduire les inégalités de genre. Puis, c’est en 1995 – suite à la quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Beijing – que le Cabinet s’engage officiellement en faveur de l’ACS. Toutefois, dans un rapport de 2009, la vérificatrice générale estime que : « Les ministères que nous avons examinés s’efforcent d’améliorer leurs pratiques d’ACS. Néanmoins, la plupart d’entre eux ne font pas d’ACS pour déterminer les répercussions sur les hommes et les femmes et ne se servent pas des renseignements ainsi obtenus pour élaborer les politiques gouvernementales, comme le gouvernement s’est engagé à le faire en 1995. ». Un plan d’action est alors mis en place pour s’assurer de la mise en pratique efficace des principes de l’ACS. Condition féminine Canada (l’organisme fédéral ayant précédé le ministère Femmes et Égalité des genres Canada) souhaite également que cette mise en pratique soit régulièrement évaluée au sein du gouvernement.
Ainsi, en 2011, l’ACS devient l’ACS Plus. Ce choix s’explique par le fait qu’« une évaluation rigoureuse va au-delà du genre et du sexe et comprend l’examen de multiples facteurs identitaires tels que l’âge, le statut économique, l’éducation, le genre, le sexe et l’orientation sexuelle, les considérations géographiques et linguistiques, la race et l’origine ethnique, la religion et la spiritualité, et les personnes en situation de handicap » (ministère de la Justice 2022).
Dans le portefeuille de la Santé, une version de l’ACS a été mise en place en 2009, sous le nom d’analyse comparative fondée sur le sexe et le genre (ACSG). L’objectif était de mieux comprendre la manière dont le sexe (biologique) et le genre (social) affectent le parcours des individus dans le domaine de la santé – qu’il s’agisse des besoins différenciés ou des obstacles rencontrés. Puis, en 2021, cette approche a été harmonisée avec l’ACS+ pour devenir l’ACSG+, afin d’intégrer les facteurs identitaires, sociaux et structurels à l’analyse et aux pratiques en matière d’accès aux services de santé et de prise en charge. L’ACSG+ se veut notamment antiraciste et « culturellement pertinente ». En d’autres termes, elle veut à la fois aborder de fronts les enjeux de discriminations raciales et de préjugés racistes à l’échelle institutionnelle, tout en étant adaptées aux expériences des communautés autochtones et des Premières Nations.
3. L’ADS et l’ADS+
Comme au niveau fédéral, c’est suite à la quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Beijing, que le gouvernement du Québec commence à réfléchir à la mise en place d’un plan d’action pour réduire les inégalités de genre. Ainsi, en 1997 débute une phase d’expérimentation de deux programmes d’action, sous la bannière « L’égalité pour toutes les Québécoises ». Puis, en 2006, dans le cadre de la politique « Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait », l’analyse différenciée selon les sexes (ADS) est officiellement adoptée comme instrument de gouvernance – des formations sont données, des outils sont développés et des données sont recueillies.
Cependant, l’approche n’est pas bien comprise ni maîtrisée, ce qui conduit à sa redéfinition et son renouvellement en 2017, dans le cadre de la « Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes vers 2021 ». Il ne s’agit alors plus d’évaluer les lois ou les politiques publiques, mais bien les projets. Comme le souligne un rapport de la Chaire Claire-Bonenfant de l’Université Laval, c’est là que se situe la différence majeure entre l’ACS et l’ADS : si l’ACS interroge les modalités de la collecte de données pour formuler des recommandations adéquates, l’ADS propose plutôt des étapes concrètes de mise en œuvre de projets.
Deux ans plus tard, alors que la pandémie de Covid-19 se déclare, le gouvernement met en place un plan d’action spécifique qui incite les institutions à prendre en compte l’impact différencié de la crise sanitaire sur les femmes, afin de développer des stratégies adaptées. En 2022, une nouvelle stratégie gouvernmentale pour l’égalité entre les femmes et les hommes est mise en place : il s’agit à la fois de simplifier l’ADS tout en déployant des projets pilotes en ADS+.
Ces outils sont-ils suffisants?
Comme nous l’avons vu, ces approches ne sont pas nouvelles dans les programmes et les politiques publiques. Elles traduisent aussi un choix politique louable. Néanmoins, il est indéniable que les différents systèmes d’oppression s’expriment toujours au sein des institutions et de ce qu’elles produisent – qu’il s’agisse de lois, de politiques, de programmes en tout genre. Cela interroge sur deux points principaux. D’abord, la sensibilisation aux oppressions commence-t-elle suffisamment tôt? En d’autres termes, si ces enjeux ne sont pas suffisamment abordés à l’école, peut-on espérer que l’on s’en saisisse simplement avec une formation en milieu de travail? Par ailleurs, outre la compréhension, qu’en est-il de l’opérationnalisation du cadre d’analyse? En somme, au-delà de permettre une récolte de données plus complètes, les fonctionnaires et les élu·es ont-iels les ressources et la volonté nécessaires pour développer des politiques et lois adaptées?
Ceci étant, outre les considérations conjoncturelles, il importe également de s’interroger sur la possibilité même de mettre un terme aux oppressions dans un système économique capitaliste et néolibéral. Car, l’ACS+ et l’ADS+ sont avant tout des outils d’analyse permettant de comprendre et d’atténuer des inégalités produites par un système, plutôt que de trouver une alternative au système qui les produit.
Des exemples de projets menés ici
« C’est en 2019, au lancement du rapport Les besoins des femmes en matière de pauvreté et de transport. État des lieux dans la Capitale-Nationale, que se sont rencontrées les trois instigatrices du projet Femmes et mobilité. Animées par une volonté de rendre visible les conséquences disproportionnées du déficit de mobilité des femmes et de faire évoluer les mentalités et politiques à cet égard, les trois instigatrices ont décidé de joindre les forces et les expertises respectives de leurs organisations. Suite à cela, une chargée de projets, des professionnelles du secteur communautaire et des citoyennes se sont jointes au projet pour discuter et promouvoir l’accès équitable aux transports collectifs et actifs. »
« Ce projet vise à : favoriser une compréhension des besoins spécifiques des femmes, des aînés et des parents immigrants francophones en situation minoritaire; assurer et appuyer l’intégration et l’accompagnement des femmes, des aînés et des parents et leurs familles immigrantes francophones; accompagner et renforcer les capacités du secteur d’établissement francophone et des Réseaux en immigration francophone (RIF) afin qu’il soit en mesure de répondre adéquatement aux besoins des femmes, des aînés et des parents immigrants; favoriser et assurer la participation des femmes, des aînés-retraités et des parents francophones dans le processus d’intégration des différentes communautés au pays. »
« Un état du mouvement des femmes en Mauricie a été produit et a permis de redéfinir les enjeux prioritaires, et ce, de manière à créer ou à renforcer des liens avec des groupes représentant les femmes de la diversité : diversité ethnique, culturelle, femmes autochtones, minorités visibles, immigrantes, réfugiées, diversité sexuelle, femmes marginalisées. Le but était de définir la situation actuelle et désirée pour le mouvement des femmes. »
« Le projet Présence des femmes, pouvoir des femmes a été réalisé en s’appuyant sur l’approche d’analyse comparative entre les sexes (ACS+). [Il] a permis la mise sur pied d’une formation à l’intention des coopératives et de leurs membres, mais aussi des acteurs du logement social et communautaire (GRT, comités logement, etc.), de l’équipe de la Fédération et des centres de femmes. Une vingtaine de formations ont été organisées et plus de 100 acteurs et actrices ont été formés à l’ACS +. »
« Ce projet est financé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) dans le cadre du déploiement de la Mesure 5 du Plan d'action en santé et bien-être des femmes 2020-2024. Cette mesure a pour but de consolider les partenariats entre le réseau de la santé et des services sociaux et les organismes communautaires travaillant en santé et bien-être des femmes. L’objectif de ce projet est de contribuer à l’amélioration de la santé et du bien-être des femmes à Tio'tià:ke/l’île de Montréal par la collaboration et la concertation. »