Résumé:
Ce dossier spécial présente d'abord l'histoire de l'éducation populaire et ses méthodes, avant d'explorer les pratiques pédagogiques féministes.
L’éducation populaire et l’éducation féministe ont en commun d'avoir pour objectif de transformer le monde et de changer les conditions d’existence des personnes opprimées. Elles sont orientées vers l’action et la lutte contre les oppressions. L’éducation populaire féministe a la spécificité de prendre en compte le fait que les femmes vivent des oppressions spécifiques.
L’expression « éducation populaire », telle qu’on la comprend dans ce texte, concerne les adultes et laisse de côté les activités d’éducation populaire réalisées auprès des très jeunes. On verra alors comment, dans une société où l’accès et la persévérance dans la scolarité de base ont été moins favorisées pour les femmes, l’éducation populaire a contribué à construire l’émancipation et le militantisme féministe.
L’éducation populaire
Quand on parle d’éducation populaire, on considère que l’éducation peut questionner les inégalités sociales : elle est un acte politique, et elle accepte que les savoirs ne sont pas neutres.
Paulo Freire (1921-1997) est le pédagogue et philosophe de l’éducation qui est une référence en alphabétisation des adultes et en éducation populaire. Il a raconté son expérience et son analyse notamment dans l’ouvrage « Pédagogie des opprimé·es ». Freire insiste sur le fait que l’éducation populaire n’est pas une méthode, mais un processus, une démarche. Elle est une pédagogie de la libération des oppressions. On considère que les participant·es peuvent prendre conscience de la nature systémique des oppressions subies, critiquer, s’engager, et changer le monde. Cette pédagogie critique est à l’opposé de l’éducation néolibérale qui elle, au contraire, reproduit les inégalités sociales.
L’éducation populaire se fonde sur la conscientisation. On veut que chacun·e pense à son expérience vécue au-delà du niveau individuel, que la prise de conscience touche à la dimension collective. C’est aussi ce que dira plus tard bell hooks quand elle parlera de pédagogie féministe.
En éducation populaire, il n’y a pas un éducateur ou une éducatrice qui sait et qui éduque un groupe ignorant. Il y a au contraire une relation, dans laquelle le groupe peut aussi éduquer la personne qui est en posture de formatrice ou d’intervenante. Cette relation signifie que « former » ou « accompagner » est toujours un aller et retour avec « apprendre ». La formatrice ou l’intervenante est surtout une animatrice qui facilite le dialogue. Ce dialogue est un élément fondamental de l’éducation populaire non seulement parce qu’il établit une relation égalitaire entre l’éducateur ou l’éducatrice et le groupe, mais aussi parce qu’il sert à questionner, et ainsi à participer à l’éveil critique des consciences sociales dans une visée de transformation sociale.
La conscientisation ne s’arrête pas à la prise de conscience : il s’agit également d’agir collectivement contre le système qui crée des oppressions et des inégalités.
Ainsi, l’éducation peut changer les choses au lieu de contribuer à reproduire et fixer dans le présent les héritages du passé. L’éducation conscientisante porte donc un potentiel révolutionnaire, car elle n’accepte pas l’idée d’un futur prédéterminé.
Le cadre de pensée de Paulo Freire est le capitalisme comme système d’oppression. Au Québec, de nombreuses personnes subissent les conséquences négatives du capitalisme, mais les femmes vivent en plus dans le système patriarcal, qui cause des oppressions complémentaires. Il faut donc comprendre et lutter contre les deux systèmes d’oppression.
L’éducation populaire féministe
Dans les groupes féministes, les histoires de vie des femmes ont permis de nourrir les savoirs et les réflexions des femmes entre elles, et avec les animatrices et intervenantes, pour encore mieux participer aux mouvements de revendication et de défense des droits. C’est ce passage de l’individuel au collectif qui a permis de construire des solidarités, et donc de la force pour lutter contre les inégalités qui touchent spécifiquement les femmes.
Jusque dans les années 1960, l’éducation institutionnelle offerte aux femmes avait surtout pour vocation de reproduire un système de partage genré des activités professionnelles et des rôles sociaux en général. Il a donc fallu s’organiser autrement pour accéder aux savoirs et aux compétences utiles à la transformation des rapports de pouvoir : les femmes ont utilisé l’autoformation et la formation entre paires pour comprendre, analyser et agir.
C’est même parce que ces femmes ont réalisé des apprentissages hors du système institutionnel qu’elles ont contribué à questionner ce système et à déconstruire des rapports sociaux inégalitaires. Elles développent alors des compétences qui leur permettent de lutter : s’organiser pour travailler en groupe, prendre la parole, acquérir des connaissances théoriques sur le système en place (les institutions, les lois, etc.), avoir confiance en soi pour poursuivre l’action malgré les critiques et les rôles sociaux déterminés…
Cette organisation se formalise progressivement et on voit naître, des années 1960 à 1980, des organismes d’action communautaire autonome féministes sur des thèmes comme la lutte aux agressions sexuelles, la santé, le droit en milieu de travail, etc.
Ainsi, il y a un lien très fort entre l’éducation populaire et la création de groupes de femmes : elle est une partie constitutive de ces organisations. Dans les groupes de femmes, on permet à chaque participante de s’exprimer sur son vécu, et en groupe on prend conscience qu’il y a des difficultés partagées, qui sont le résultat d’un système qui a construit des inégalités. En acceptant de partager l’intimité de leur vie, de leur situation, les femmes ont découvert qu’elles n’étaient pas seules à vivre des difficultés. Cette prise de conscience permet de nommer les forces en jeu, de construire une interprétation critique de leur situation pour agir collectivement et de transformer cette interprétation des difficultés vécues. Ensuite, les femmes prennent confiance en leur capacité d’action et se mobilisent ensemble.
Tous ces lieux d’éducation populaire féministe permettent aux femmes de prendre plus de pouvoir sur leur quotidien, d’améliorer et de transformer les conditions affectives, sociales, économiques, politiques et culturelles dans lesquelles elles vivent. Les femmes se perçoivent elles-mêmes comme agentes de changement et citoyennes actives.
Dans ces organisations, on s’éduque entre paires : les activités sont animées par des femmes qui interagissent d’égales à égales avec les participantes. Cette éducation féministe renforce à la fois les solidarités et la légitimité de faire des choix pour soi-même.
Des nouveaux savoirs construits pour le bien-être collectif
L’éducation féministe a créé les conditions propices à l’élaboration de savoirs qui servent le bien-être collectif. Les femmes ont créé des lieux de parole et de militance qui permettent de développer des rapports égalitaires, où chacune contribue à la construction de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être pour le projet commun.
En plus d’apprendre à documenter, à discuter et à renforcer leur capacité d’analyse, elles formulent de nouvelles propositions et construisent des visions alternatives. Reliant les savoirs d’expérience aux savoirs théoriques, elles expérimentent des nouvelles façons de faire et développent des nouvelles perspectives, et des nouveaux espoirs.
Le mouvement des femmes a largement contribué à la connaissance des dynamiques des violences conjugales, des agressions sexuelles et du harcèlement. Les savoirs produits par les groupes de femmes sont réutilisés par les milieux de la recherche, de la santé, des services sociaux et du droit.
L’exemple de la santé sexuelle et reproductive des femmes permet de comprendre comment les approches féministes en éducation ont pu contribuer à la production de nouveaux savoirs : le climat de confiance, le fait que les femmes aient de l’espace pour partager des expériences qui touchent à l’intimité sans jugement permet de mettre des mots sur des situations vécues par plusieurs, mais complètement ignorées par le milieu médical, et de chercher ensemble des solutions, de comparer, de voir ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et ainsi de construire de la connaissance empirique. C’est grâce à toutes ces femmes et au fait regrettable que leur corps a servi de cobaye que l’on reconnaît par exemple aujourd’hui que l’endométriose, les risques de pré-éclampsie plus élevés chez femmes noires, ou encore le syndrome prémenstruel sont des sujets dignes d’être entendus et traités par le corps médical. Si des remèdes efficaces sont apportés, c’est qu’au départ les femmes ont fait connaître leurs difficultés et essais et erreurs pour se soigner.
De la même façon, le partage de connaissances et l’analyse des expériences intimes de la sexualité ont permis de pouvoir affirmer collectivement ce qui est acceptable ou non, ce qui est ou non une relation consentie. L’adaptation québécoise de l’ouvrage « Our bodies, ourselves » est, dans ce domaine, la manifestation de la réappropriation du pouvoir et du savoir des femmes sur leur corps (voir La C.O.R.P.S. féministe).
L’éducation populaire féministe a contribué à transformer la société, en étant à la base du mouvement des femmes et de la lutte contre les oppressions sexistes dans tous leurs aspects : pauvreté genrée, violences, insécurité, inégalités de salaire et d’accès à l’emploi, inégalités dans le partage des responsabilités familiales et du patrimoine familial, impact de la maternité sur le parcours professionnel et les finances personnelles, santé sexuelle et reproductive, etc. Les actions collectives émancipatrices ont diffusé les savoirs sur ces causes, pour que les revendications soient partagées et que les changements s’opèrent jusque dans les lois.
Il ne s’agit pas de penser que tout doit passer par l’État : l’inscription des avancées féministes dans les lois permet certes de les garantir, mais c’est bien par le changement des idées, des consciences et des attitudes que la société se transforme vraiment.
Changer le monde, c’est aussi changer la façon de dire le monde, et les prises de conscience ont également fait changer la langue. La féminisation des titres et les nouveaux termes contribuent à faire reconnaître la place des femmes ou les inégalités qu’elles subissent. L’acceptation du terme « féminicide » et son usage désormais répandu témoignent de la reconnaissance de cette forme ultime de discrimination qu’est l’assassinat d’une femme ou d’une fille à cause de son sexe.
Le regard rétrospectif sur les transformations féministes de la société québécoise montre que l’éducation populaire a été un fondement de la libération des femmes. Véritable mise en action des idées de Paulo Freire, le mouvement des femmes continue de faire évoluer la société et de l'engager à l’analyse différenciée et intersectionnelle. Les inégalités sont toujours présentes, de nouvelles formes d’injustices apparaissent, qui appellent à continuer les luttes, comme les injustices climatiques et le plaidoyer pour une transition écologique équitable, ou encore les inégalités dans l’univers technologique et numérique.