Approches féministes en éducation populaire et en enseignement

Les organismes d'éducation populaire qui n'oeuvrent pas en condition des femmes ont-ils un rôle à jouer dans la réduction des inégalités qui touchent les femmes? Les activités d'éducation populaires sont-elles pensées pour être inclusives et offrir un accès égal aux femmes? Y a-t-il une façon féministe de gérer un organisme communautaire d'éducation populaire?

Il y a une complémentarité naturelle entre les pratiques d'éducation populaire dans les groupes de femmes et l'approche féministe dans les groupes d'éducation populaire car ces deux types d'organisation ont pour objectif la lutte contre les inégalités et la transformation sociale. La prise de conscience de la dimension systémique des inégalités met nécessairement en lumière celles qui touchent les femmes. Les ateliers d'alphabétisation populaire peuvent par exemple soutenir la prise de conscience des éléments sexistes qui ont participé à l'exclusion sociale des femmes présentes dans le groupe : éloignement des études ou du marché du travail pour cause de responsabilités familiales (maternité ou proche-aidance), plus bas salaire, problèmes de santé moins bien traités, conséquences économiques d'une rupture de couple, etc.

De la même façon un organisme d'éducation relative à l'environnement pourra réfléchir et agir sur les impacts différenciés pour les femmes des changements climatiques ou de l'exploitation des ressources naturelles (voir à ce sujet les résultats du projet Femmes et environnement du Réseau des Tables régionales de groupes de femmes du Québec (RTRGFQ).

Accès et persévérance dans les activités d'éducation

Les femmes étant encore majoritairement responsables de la famille et des enfants, ce travail est souvent un frein à leur éducation, tant formelle qu'informelle. Les horaires d'école ou de garderie, les rendez-vous de santé ou les soins à un-e proche sont des obstacles à la participation à des activités éducatives, si celles-ci ne sont pas pensées par et pour les femmes. Des formules avec des horaires souples et des entrées continues peuvent par exemple favoriser cette participation. Aussi, l'ouverture d'une halte-garderie occasionnelle peut permettre à des femmes de s'engager dans des discussions et des actions mobilisatrices.

De façon générale et pas seulement en éducation populaire, l'organisation de l'éducation ne prend pas suffidemment en compte les besoins des femmes les plus vulnérables. C'est ce qu'a par exemple montré l'étude de l'Institut de coopération pour l'éducation des adultes (ICÉA) intitulée Les femmes cheffes de famille monoparentale sans diplôme : une course à obstacles pour retourner aux études. Ces obstacles relèvent tant de situations personnelles (violences, pauvreté) que de barrières institutionnelles (règles administratives restrictives).

Une pédagogie féministe selon les membres du Réseau québécois en études féministes (RéQEF)

En 2014 et 2015, le comité de travail sur la pédagogie féministe du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) a lancé un processus de recherche auprès de ses membres afin de mieux circonscrire ce qui constitue la pédagogie féministe. Le processus de recherche comprenait d’une part un sondage et des ateliers de discussion autour de thématiques issues du sondage. Voici les principaux résultats de cette recherche :

Cette section a été élaborée en collaboration avec le chantier sur la pédagogie féministe du RéQEF.

  1. Une pédagogie féministe reconnaît l’expérience comme une source de savoirs légitimes : lors d’un atelier ou d’une formation, il est toujours pertinent de partir de l’expérience vécue des participant-e-s afin de réfléchir collectivement à ce que signifie cette expérience, non seulement pour la personne qui l’a vécue, mais surtout socialement. Par exemple, pour une personne en situation d’échec scolaire, il peut être libérateur de savoir que le système éducatif fonctionne de manière élitiste et a tendance à reproduire les inégalités sociales, plutôt que les combattre. L’expérience de l’échec scolaire n’est donc pas uniquement une question de responsabilité individuelle, mais concerne tout le système scolaire.
     
  2. Elle met en valeur le développement de l’esprit critique et la sensibilisation aux enjeux sociaux. Un des objectifs principaux de la pédagogie féministe est donc de permettre aux apprenant-e-s de réfléchir par eux/elles-mêmes et de questionner les discours dominants. Par exemple, le discours selon lequel les femmes victimes de harcèlement sexuel « l’ont bien cherché » est un discours qui entretient une image conservatrice de la femme qui devrait se conformer à un habillement et des attitudes spécifiques et qui nie les rapports de pouvoir qui sous-tendent le harcèlement. Le rôle d’une pédagogie féministe est d’amener les apprenant-e-s à comprendre ces enjeux sous-jacents.
     
  3. Une pédagogie féministe questionne et déconstruit les rapports de pouvoir et lutte contre les différentes formes d’inégalités, en particulier les inégalités de genre dans un but de transformation sociale. Un-e pédagogue féministe sera particulièrement sensible aux préjugés et stéréotypes.
     
  4. La pratique pédagogique féministe est généralement participative et émancipatrice. On devrait ressortir d’un atelier ou d’une formation « grandi-e » et plus fort-e. Par exemple, des ateliers d’autodéfense peuvent outiller les femmes pour se sentir plus sécuritaires dans les rues de Montréal.
     
  5. Un-e pédagogue féministe réfléchit sur le rapport entre l’apprenant-e et le formateur/formatrice. Il/elle adopte une posture réflexive et sans jugement sur la position de l’apprenant-e. Ainsi, la formation doit être la plus inclusive possible et doit permettre la prise de parole de toutes et tous (ou au moins viser cet idéal).
     
  6. Dans le milieu universitaire, on distingue ce qui a trait aux savoirs féministes (ex. théories, histoire de, etc.), les savoirs pratiques ou savoir-faire (Ex. exercice en classe, activités, groupe de discussion, travaux pratiques, etc.) et les savoir-être (ex. attitudes, réflexivité, rapports aux personnes apprenantes, etc.). L’équilibre de ces trois formes de savoirs mis ensemble forme les ingrédients d’une pédagogie féministe.

Quelles sont les barrières à sa mise en œuvre?

Si les objectifs à atteindre dans le cadre d’une pédagogie féministe sont relativement clairs, la mise en œuvre est beaucoup moins évidente. Non seulement les contextes d’apprentissages varient énormément, rendant difficile l’établissement de « recettes » ou de « techniques », mais plusieurs barrières peuvent également surgir qui freinent ou limitent son application.

  1. De l’antiféminisme à la suspicion envers les approches et perspectives féministes :
    Pour plusieurs participantes aux ateliers du RéQEF et répondantes au sondage interne, les comportements, attitudes et propos antiféministes qui sont parfois exprimés font obstacle à l’application de la pédagogie féministe. Par exemple, si la personne qui donne la formation instaure une parité dans les tours de parole selon le genre, il se peut que le groupe réagisse négativement en remettant en cause la pertinence de cette pratique. Des participant-e-s peuvent aussi remettre en cause d’un des principes premiers du féminisme, soit la reconnaissance de l’égalité entre les genres. Plus encore, de nombreux médias colportent régulièrement l’idée fausse selon laquelle l’égalité homme-femme est déjà acquise et le fait que ce sont les hommes qui aujourd’hui devraient recevoir un traitement particulier. Ces idées sont régulièrement reprises dans les groupes (à l’université ou ailleurs) et freinent considérablement l’apprentissage des perspectives féministes. Dans d’autres cas, moins extrêmes, les propos féministes sont reçus avec suspicion et ne sont pas considérés comme valides parce qu’ils seraient militants et donc non objectifs, ce qui pour certain-e-s est un problème.
     
  2. Le manque de ressources :
    On parle, ici, de ressources matérielles, comme le financement des organismes de formation, mais aussi d’autres types de ressources, comme le manque de temps alloué à une formation ; la difficulté de tenir une activité qui part des besoins des personnes et non pas des désidératas des bailleurs de fonds. Par exemple, un atelier sur la sexualité devrait pouvoir partir des expériences vécues par les personnes de l’atelier et des problèmes identifiés par elles et non pas d’une politique de santé publique en matière de comportement sexuel sans risque, définie abstraitement.
     
  3. L’isolement :
    Pour un-e enseignant-e ou un.e formateur/formatrice, il est important de pouvoir échanger sur sa pratique professionnelle avec ses collègues, avoir accès à des formations spécifiques ou des espaces d’échanges et de discussion à propos de son métier. Ce ne sont pas tous les milieux de travail qui offrent cette opportunité et même si on peut essayer de créer ses opportunités, l’isolement est très certainement un ingrédient qui limite l’application de la pédagogie féministe. En particulier, dans des milieux où ces pratiques ne sont pas courantes, il peut s’avérer déstabilisant pour une personne débutante dans le métier d’essayer des pratiques alternatives de formation. Il est toujours plus facile de s’en tenir aux pratiques dominantes, afin de ne pas se mettre en danger, surtout en début de carrière. Il faut une certaine assurance pour ouvrir ses formations ou ses cours à des pratiques plus inclusives, plus à l’écoute des apprenant-e-s, etc. On peut avoir l’impression qu’on va perdre le contrôle et avoir peur de ne pas pouvoir gérer le groupe.
     
  4. Le cadre dans lequel on opère :
    Il y a des contraintes liées au contexte dans lequel se donne une formation ou un atelier qui peuvent empêcher ou limiter la mise en œuvre de certaines lignes directrices de la pédagogie féministe. Par exemple, dans le cadre de l’école (y compris l’éducation des adultes), les modalités d’évaluation (le fait de devoir noter les étudiant-e-s) créent des rapports de pouvoir et d’autorité entre les professeur-e-s – formateurs/formatrices et les étudian-e-s et qui peuvent les empêcher d’intervenir dans le cours (autolimitation dans la participation). Le milieu dans lequel on travaille peut également imposer parfois des directives ou des manières de faire qui sont en contradiction avec la pédagogie féministe. Notamment, l’approche par résultat crée une pression sur les travailleurs/travailleuses qui peuvent, en conséquence, limiter l’encadrement individuel offert aux étudiant-e-s, exercer une autorité plus forte afin de « gagner du temps » et limiter les espaces de discussion et de débats, mettre l’accent sur la quantité des connaissances transmises et non sur la qualité du processus d’apprentissage, évacuer les dimensions de justice sociale, d’égalité et de transformation sociale qui sont associées à la pédagogie féministe, mais qui ne sont pas directement mesurables ou quantifiables. Finalement, la surreprésentation des femmes en position de majorité (blanche, hétérosexuelle, citoyenne canadienne, appartenant à la classe moyenne et sans handicap) parmi les intervenantes de groupes de femmes, les formatrices et les enseignantes, ne favorise pas la construction de connaissances et de pratiques contrehégémoniques, c’est-à-dire qui proviennent d’autres situations sociales, minoritaires et diversifiées.

Une pédagogie peut être féministe, mais elle peut aussi être antioppressive (ou intersectionnelle) ou pas. En étant antioppressive, elle questionne tous les rapports de pouvoir et non seulement les rapports de genre. Elle lutte contre les différentes formes d’inégalités sociales, valorise l’apport, la parole et les points de vue des minorités et est basée sur la mise en valeur de la différence. C’est conséquemment une pédagogie subversive qui part de la diversité pour en faire une aide à l’apprentissage et permettre une prise de pouvoir des personnes marginalisées sur leur propre vie.