Portrait global des personnes participantes

Portrait global des personnes participantes

2012

Profil au début des années 1980

Il y a 30 ans, les personnes participantes étaient le plus souvent en emploi. Elles travaillaient en usine, occupaient des postes manuels, et certaines avaient de bons salaires et de bonnes conditions de travail. Quelques participantes étaient des « femmes au foyer » dont le mari travaillait. Il y avait aussi bien sûr des chômeuses et des chômeurs et des prestataires de l’aide sociale, mais toutes et tous avaient déjà travaillé au cours de leur vie, à part quelques personnes très jeunes. La plupart provenaient de milieux défavorisés et avaient de faibles revenus. En général, toutefois, ces personnes avaient un pouvoir d’achat assez grand pour couvrir les stricts besoins essentiels. La majorité avait une vie organisée et avait des zones de fierté associées à différents domaines. En lien avec le travail, par exemple, un participant racontait qu’il avait été chauffeur de camion et qu’il avait fait la route entre Montréal et Mexico à plus d’une reprise, et ce, malgré ses difficultés liées à l’écrit. Se vivaient aussi des zones de fierté associées à diverses sphères : travaux manuels, cuisine, parentalité, culture orale (c’est-à-dire tous les savoirs transmis oralement plutôt que par l’écrit), etc.

Le tissu familial était tissé serré, et l’entraide était chose courante au sein d’une famille.

Une participante aînée d’une grosse famille témoigne avoir quitté l’école à l’âge de douze ans dans le but d’aider sa mère. Par la suite, quand elle a eu son propre enfant, à son tour, elle a reçu du soutien de sa famille, notamment sous la forme de nourriture et de vêtements. Elle souligne :

« Même si on n’avait pas beaucoup d’instruction, on avait quelque chose, on avait la famille qui soutenait. Les enfants plus âgés aidaient encore les parents. Le linge se passait des plus vieux aux plus jeunes. Et puis, les fêtes étaient plus grosses. À Noël, c’était en grand, c’était gros et super beau, il y avait encore beaucoup d’enfants. »

La vie de quartier et de village revêtait une dimension considérable dans le quotidien des gens, et la fibre du tissu social était plutôt homogène et assez solidement tissée. On acquérait un sentiment d’appartenance à sa localité, comme celui qui existait par rapport à la famille. Les citoyennes et les citoyens de ces quartiers et de ces villages se sentaient concernés par l’actualité « du coin ». Ils la connaissaient bien et pouvaient longuement en discourir.

Peu de personnes présentaient des troubles de santé mentale, du moins, on ne les voyait pas dans les groupes. Mais, sans en dire beaucoup plus à ce sujet, il est à noter que la désinstitutionnalisation des services en santé mentale n’avait pas encore eu lieu. Soulignons par ailleurs que plus d’une personne participante souffrait de troubles de santé physique causés par de mauvaises conditions de vie.

Autre aspect à évoquer sur cette période : la majorité des personnes rencontrées dans les groupes pouvaient expliquer leur faible niveau d’alphabétisme.

Selon une animatrice, à peu près toutes ces personnes tenaient le même discours à ce sujet : elles n’avaient pas eu la chance d’aller longtemps à l’école. Elles n’étaient donc pas fautives et ne se sentaient que peu coupables de ce fait.

 

Dans la poursuite de la description du profil des personnes participantes des débuts du Regroupement, ajoutons qu’il y avait moins de services aux usagères et usagers en général et nettement moins de groupes communautaires ou d’éducation populaire. Le soutien venait des institutions, de la famille (comme nous l’avons mentionné précédemment) ou encore des communautés religieuses. À ce sujet, une participante a tenu les propos suivants : « L’aide venait des curés, qui donnaient des miettes. On recevait des préjugés. Parfois, il fallait supplier, argumenter pour avoir de l’aide. Moi, on m’a déjà refusé de l’aide, on n’a pas voulu me faire la charité. Heureusement qu’il y avait des coopératives. » Pour une autre participante, les organismes de charité, comme la Société Saint-Vincent de Paul, aidaient beaucoup. Elle ajoute par contre : « Moi, j’étais trop gênée pour demander de l’aide. Avant, on était plus gêné que maintenant. »

La vie n’était pas toute rose, et la pauvreté était bien réelle. Mais ce qui reste de ce portrait, c’est que les gens avaient la possibilité de s’approprier un certain nombre de choses, assez pour détenir un minimum d’emprise sur ce qui leur arrivait et pour garder une certaine dignité.

Voici, en vrac, quelques autres éléments significatifs et complémentaires du profil des participantes et des participants des groupes d’alphabétisation populaire du début des années 1980 :

La moyenne d’âge des personnes participantes était de 40 ans.

Il n’était pas rare de voir des personnes d’une même famille fréquenter un centre.

Les jeunes, qui représentaient une minorité dans les groupes, arrivaient déjà des classes « spéciales » (voir le point sur les jeunes).

Dans la majorité des groupes du Québec, il y avait peu de personnes immigrantes.

La plupart de celles-ci se trouvaient dans les centres propres à leur communauté, comme les groupes haïtiens et le groupe portugais, par exemple (voir le point sur les personnes immigrantes).

Participant d’Atout-lire

Profil en 2011

Encore aujourd’hui, les participantes et les participants viennent majoritairement de milieux défavorisés, mais, de l’avis de toutes et tous, ils sont plus pauvres et vivent dans des conditions plus difficiles qu’auparavant. La pauvreté s’est étendue, et pour celles et ceux qui la vivent, les besoins primaires sont de plus en plus difficiles à combler.  

Photo : La Marée des mots

Il faut rappeler que depuis 1981, il y a eu des récessions économiques importantes, la fermeture et la délocalisation d’un grand nombre d’entreprises en raison de la mondialisation de l’économie et un tournant politique vers la droite qui tend vers le désengagement de l’État des questions sociales. Le filet de sécurité a rétréci; l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et des communications diminue l’accès à certains services, à l’emploi et à la vie sociale pour les personnes faiblement alphabétisées. On a assisté à une hausse importante du coût du logement, des denrées de base et du transport. Le résultat de ces faits, de l’avis de la totalité des personnes interviewées : un grand recul dans les conditions de vie des personnes en situation de pauvreté et peu alphabétisées. « De plus en plus de personnes vivent des situations de grande pauvreté. » 1 Elles ont été unanimes quant à cette affirmation, à l’exception d’un participant qui assure qu’« il n’y a pas une si grande différence par rapport à il y a 30 ans. On était pauvre, pis on l’est encore ».

Ces 30 dernières années ont été marquées par une progression des inégalités : les plus riches s’enrichissent, alors que les plus pauvres le sont de plus en plus. En dollars constants, les 10 % des familles du bas de l’échelle ont vu leurs avoirs se creuser de 28 % et, à l’opposé, les 10 % les plus riches ont vu leurs avoirs grimper de 122 % 2.

1 RGPAQ, Dossier Alpha et emploi, Le Monde alphabétique, printemps 2011, p. 14.

2 http://www.politiquessociales.net/Lutte-contre-la-pauvrete , 63

CLÉ Montréal

Le visage de nombreuses localités s’est transformé au cours des trois dernières décennies, en raison notamment des fermetures d’usines mentionnées précédemment, de l’embourgeoisement de certaines zones et de la désertion des jeunes d’autres régions. L’organisation et le tissu social de ces lieux se sont effrités. Le sentiment d’appartenance aux quartiers ou aux villages et les réseaux sociaux découlant de ce sentiment d’appartenance se sont grandement fragilisés.

 De la même manière, la cellule familiale a éclaté et les liens familiaux sont maintenant souvent conflictuels, comme en font foi les commentaires suivants de personnes participantes : « Maintenant, c’est la chicane, on ne se visite pu ben ben. » « C’est ben tranquille, c’est pu la même chose. » Le problème grandissant de la solitude et de l’isolement se voit tout autant en milieu rural que dans les milieux urbains.

« Les gens n’ont jamais autant été isolés », nous a dit une animatrice.

De plus, les rapports entre les gens, les habitudes, les mœurs et les règles de vie se sont transformés. Les points de repère ont changé, voire disparu. L’accès aux services et à la vie sociale et culturelle passe de plus en plus par les technologies de l’information avec pour effet de restreindre l’accès des personnes peu alphabétisées à ces sphères de leur existence (voir le point Informatique et nouvelles technologies de l’information).

Centre N A Rive

Depuis 30 ans, des savoirs se perdent, dont ceux de la sphère domestique transmis d’une génération à l’autre, comme cuisiner, réparer les objets usuels, organiser une vie sociale, entretenir un réseau d’entraide, etc.

Les animatrices et les animateurs ont constaté un phénomène que plusieurs études ont d’ailleurs confirmé : à la pauvreté s’imbrique une multitude de problématiques tels la toxicomanie, la surmédication, l’alcoolisme, les problèmes de santé physique (diabète, maladies cardiaques, maladies pulmonaires, etc.) et de santé mentale (dépression, idées suicidaires, etc.).3 Une animatrice rapporte d’ailleurs qu’après la crise économique de 1982, deux grosses usines de sa localité ont fermé leur porte. Une partie importante de la population environnante s’est alors retrouvée sur l’aide sociale. Dix ans plus tard, on a constaté que parmi ces personnes, bon nombre prenaient des antidépresseurs. De plus en plus de personnes sont éloignées du marché du travail à cause de conditions de pauvreté extrêmes et de leur mauvais état de santé 4.

Bien qu’ils se soient quelque peu modifiés avec le temps, les préjugés envers les personnes pauvres, les personnes analphabètes et les personnes assistées sociales ont traversé les années. Sur certains plans ou dans certains milieux, heureusement, il y a eu des changements de mentalité, et l’on peut observer plus d’ouverture et d’accueil qu’auparavant, mais sur d’autres plans, par contre, on remarque des attitudes d’intransigeance. Si ces préjugés et ces attitudes servent les personnes en position de pouvoir et de légitimité, pour les personnes qui les subissent, ils ont souvent comme impact une baisse de qualité de vie. Une participante exprimait à ce propos : « Ça nuit à la recherche d’emploi, l’étiquetage. Nous, on reçoit beaucoup de préjugés. Les préjugés font ressentir beaucoup d’exclusion. » Une autre participante d’ajouter : « On voit le mépris quand on est sur l’aide sociale. L’étiquette de BS est très violente. » 5

Des animatrices ont voulu nuancer le portrait présenté jusque-là en ajoutant que si les problèmes liés à la pauvreté sont présentement grandissants, les travailleuses et les travailleurs des groupes d’alpha sont aujourd’hui mieux outillés pour cerner avec plus d’acuité et de rapidité la réalité des personnes en situation de pauvreté qu’ils ne l’étaient à la naissance du Regroupement.

L’entraide ne vient plus de la famille, ou beaucoup moins, et les liens de voisinage sont moins présents. Toutefois, les groupes d’éducation populaire (dont les groupes d’alphabétisation) et communautaires remplissent une partie de ces fonctions. Chez les personnes qui fréquentent depuis longtemps les groupes d’alphabétisation populaire et d’autres organismes, on peut percevoir des transformations notoires. Elles savent en effet « organiser leur pauvreté », gérer leurs affaires et tirer profit des occasions. Elles ont recours aux ressources de dépannage alimentaire et vestimentaire et à d’autres services, au besoin. Les ressources sont importantes dans leur vie, et elles les utilisent bien. Il y a une grande solidarité, de la connivence et de l’entraide entre ces personnes, elles s’échangent des références et s’offrent des services, font du covoiturage, etc. Dans les organismes, elles participent aux activités, aux prises de décisions et aux actions. Elles se sentent ainsi utiles et en lien. Comme nous le disait un participant qui apprécie grandement ces lieux : « Aujourd’hui, il y a plus d’organismes qu'il y en avait avant. On a de la chance d’avoir des services. Il y a plus d’ouverture qu’avant. Il y a plein d’activités, plein de cours. C’est plus facile de demander, les gens sont aussi moins gênés de le faire. »

Il y a aussi une amélioration des conditions de vie des familles, grâce entre autres à plusieurs politiques qui les favorisent. Il y a notamment les Centres de la petite enfance (CPE), à 7 $ par jour, et les congés parentaux nettement plus généreux qu’ils ne l’étaient en 1981. Ces améliorations sont non négligeables et transforment la vie de nombreuses familles.

3 RGPAQ, Enjeux et défis de l’alphabétisation populaire au Québec, avril 2009.

4 Sylvie TARDIF, Les personnes analphabètes et l’emploi, utopie ou réalité?, Mémoire de maîtrise, UQÀM, Montréal, mai 2004, 156 p.

5 Sur le thème des préjugés, le Regroupement a produit le dossier suivant : RGPAQ, « Regard sur les préjugés », Le Monde alphabétique, no 19, 2008. Il y a aussi consacré une grande partie d’un autre document intitulé Synthèse des rencontres régionales sur les pratiques, publié au printemps 2006.


 

Centre N A Rive

D’autres éléments en vrac pour 2011

Dans les groupes, on trouve de moins en moins de personnes qui ne connaissent pas du tout le code écrit. Elles détiennent toutes, à part en de très rares exceptions, une base de connaissances en la matière.

Il y a de plus en plus de jeunes dans les groupes. Cette forte tendance au rajeunissement laisse quand même une place importante au noyau dur de participantes et de participants âgés de 40 à 60 ans. Dans la plupart des groupes, il y a plus de femmes que d’hommes, en fait, presque le double 6.

Il y a aussi dans l’ensemble des groupes davantage de personnes immigrantes qu’avant. Par exemple, dans les débuts de l’organisme Lettres en main, la langue maternelle de 10 % des participantes et des participants était une autre langue que le français. Aujourd’hui, cette statistique s’élève à 50 %. Bref, nous sommes dans une période de changements importants dans toute l’organisation de la vie en société, et dans certaines couches, on rencontre trop souvent des citoyens en état de survie. Dans ce paysage, un certain désespoir est ambiant. Les organismes d’alphabétisation populaire, d’éducation populaire et communautaires ont de grands défis à surmonter. Ils en relèvent certains, par petites touches et par grands gestes, ils adoucissent quelque peu ce tableau...

6 En 2010-2011, dans les 130 organismes d’alphabétisation qui étaient inscrits au Programme d’action communautaire sur le terrain de l’éducation (PACTE), administré par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, on comptait 25 432 hommes et 45 962 femmes.

LES JEUNES

Ces dernières années, le nombre de jeunes dans les groupes d’alphabétisation populaire a augmenté de façon évidente. Si dans certains groupes les jeunes représentent une portion minoritaire de l’achalandage, dans d’autres, ils comptent pour plus de la moitié des participantes et des participants 7. L’organisme La Boîte à lettres de Longueuil, membre du RGPAQ depuis plus de 25 ans, a quant à lui pour spécificité de travailler exclusivement avec des jeunes de 16 à 30 ans. Son expertise dans ce domaine constitue une richesse à partager au sein du mouvement.

Les jeunes – Retour sur les années 1980-1990

Les jeunes de la Boîte à lettres appartenaient à divers milieux d’origine, mais vivaient très majoritairement dans des environnements défavorisés. Ils avaient presque tous cheminé dans des classes spéciales. Les jeunes étaient en général de passage à La Boîte à lettres (BÀL). Ils venaient pour se reconstruire, puis ils poursuivaient leur route ailleurs. Ils acceptaient d’établir une relation de confiance avec les animatrices et les animateurs, confiance profonde et rapidement donnée aux dires d’une travailleuse (les intervenantes et intervenants rencontrés ne sont cependant pas tous d’accord avec cette affirmation). Ils avaient une grande facilité à nommer les choses dès qu’on mettait à leur disposition les outils nécessaires à l’expression. En général, ils faisaient preuve d’un esprit d’ouverture à l’égard des diverses notions.

Ils avaient tendance à être captifs de la télévision et, bien sûr, ils éprouvaient plus d’une difficulté. Mais, avec et malgré les problématiques associées au faible niveau d’alphabétisme à leur arrivée, il y avait de l’espoir et des possibilités réelles d’avenir pour eux. Les participantes et les participants rencontrés de cette époque semblent aujourd’hui bien s’en sortir.

7 RGPAQ, Enjeux et défis de l’alphabétisation populaire au Québec, avril 2009.

Aujourd’hui, les jeunes

Les jeunes participantes et participants de La Boîte à lettres ont les mêmes appartenances sociales aujourd’hui que dans les années 1980-1990. Leurs parcours sont sensiblement les mêmes, c’est-à-dire qu’ils ont à peu près tous fréquenté des classes spéciales. Se sont toutefois ajoutés à leur réalité le poids et l’imprégnation des diagnostics qu’ils ont reçus. Ils se définissent maintenant de plus en plus par les problèmes qu’ils ont et par ces diagnostics qu’ils ont reçus et qui les étiquettent. Ils sont perçus et se perçoivent comme des « cas ». Ajoutons par ailleurs que toutes les personnes peu alphabétisées sont de plus en plus victimes des diagnostics qu’ils reçoivent et du cantonnement et des restrictions que ceux-ci engendrent.

Il semble que la jeune génération actuelle soit particulièrement souffrante et en détresse psychologique et qu’elle porte plus que jamais la honte accumulée tout au long de son parcours. Si, partout sur Terre, le fait d’être analphabète suscite de plus en plus un sentiment de gêne, dans un pays occidental où l’écrit prend autant de place, la honte est envahissante. Aujourd’hui, il ne reste plus ou que très peu de zones de fierté chez les jeunes peu alphabétisés. Selon une animatrice, le système scolaire réussit en outre à détruire ce qu’il restait de vivant chez ces jeunes. Il faut mentionner qu’ils sont nombreux à être désabusés et à vouloir mourir. Pour protéger leur famille, ils sont aussi un bon nombre à taire certaines de leurs difficultés.

Maintenant, ce sont les jeux électroniques qui les rendent captifs. À la télévision s’ajoutent aujourd’hui Internet et You tube comme sources de renseignements et de culture centrale dans leur vie. Ils utilisent largement les nouvelles technologies de l’information et des communications, avec les moyens qu’ils possèdent.

Les jeunes n’ont pas d’expérience dans les travaux manuels, ce qui leur serait toutefois fort utile puisque le marché de l’emploi présente une pénurie de personnel détenant ces habiletés.

Dans les foyers et centres d’accueil où certains se trouvent, les jeunes vivent dans les mêmes conditions que les contrevenants, alors qu’ils sont pourtant victimes. Il existe même de la confusion sur les raisons de leur présence dans ces lieux.

Les jeunes d’aujourd’hui sont rarement totalement analphabètes. En effet, comme la grande majorité des gens du Québec, ils connaissent généralement au moins les rudiments de l’écrit. Toutefois, en raison du besoin clairement plus grand aujourd’hui de maîtriser l’écrit, leur niveau d’alphabétisme est nettement insuffisant pour fonctionner dans notre monde. Les jeunes ne connaissent pas toujours leur niveau de scolarité, mais nous constatons qu’en moyenne, ils se situent autour du primaire (ça va du début du primaire au début du secondaire).

Les jeunes participantes et participants de La Boîte à lettres fréquentent aujourd’hui plus longtemps l’organisme qu’autrefois. Notamment parce qu’ils peinent à imaginer les suites possibles. La relation entre l’équipe d’animation et les jeunes est complexe, et il s’installe souvent un rapport de méfiance et de pouvoir. Les adultes sont pour eux de « l’autre clan ». L’équipe d’animation doit donc trimer dur pour établir un terrain d’échanges rassurant. Enfin, les jeunes sont isolés et seuls, et la communication et le travail de groupe constituent de gros défis.

Dans d’autres organismes que la BÀL qui accueillent de plus en plus de jeunes, on demande surtout des notions pratiques : on veut apprendre à remplir un formulaire, à lire et à bien comprendre une lettre reçue de l’aide sociale, par exemple. La demande est axée principalement sur des besoins très précis, ponctuels et en lien avec le moment présent : les jeunes veulent se préparer pour passer un examen d’admission à l’école de camionnage, être rapidement capables de s’inscrire au secondaire ou de se trouver un emploi, etc. Les besoins de certains jeunes sont donc en partie différents de ceux des adultes. Entre autres, ils sont pressés. Comme parfois les personnes immigrantes, ils désirent arriver dans un court délai sur le marché du travail. Il leur est toutefois difficile de s’y rendre et, une fois qu’ils y sont, ils font face à des difficultés pour s’y maintenir.

La population jeune que rencontrent donc les groupes d’alphabétisation populaire porte de lourdes problématiques et se trouve parallèlement aux prises avec un monde plus exigeant et complexe qu’il ne l’était il y a 30 ans, entre autres dans la sphère de l’emploi 8.

8 Pour poursuivre sur le thème des jeunes, voir les documents suivants : Shirley CLAVEAU, « Les jeunes en action », Le Monde alphabétique, no 21, 2010; RGPAQ, Rencontre-échange, les pratiques avec les jeunes, printemps 2011.

LES PERSONNES IMMIGRANTES

Un exemple : le Centre N A Rive

Comme cela a déjà été mentionné, les personnes immigrantes de toutes origines sont de plus en plus nombreuses dans l’ensemble des groupes d’alphabétisation populaire.

Il faut savoir que les groupes haïtiens ont eu un rôle capital dans l’édification du Regroupement. Certains d’entre eux font partie des fondateurs du RGPAQ. Avec leur réalité propre et leurs points communs aux autres membres, ils se sont grandement impliqués et ont largement alimenté les réflexions et les débats au sein du mouvement. Comme le rappelait une personne pilier du Centre N A Rive, les travailleuses, les travailleurs et les bénévoles étaient très militants et se mobilisaient contre la dictature en Haïti, pour défendre des droits ou pour chercher à faire partie du Québec.

Selon les régions et le type d’environnement (urbain, semi-rural ou rural), la portion de participantes et de participants issus de l’immigration peut varier. Dans quelques groupes, les personnes immigrantes font exception, alors que dans quelques autres, elles sont en majorité. Ce changement dans la fréquentation a d’ailleurs obligé les groupes à réfléchir et à cibler leur zone de compétence, à préciser leur intervention, à savoir s’ils devaient faire de la francisation, de l’alphabétisation, de l’alpha francisation 9...

Chez les personnes immigrantes, comme dans le cas de toutes les personnes participantes, les femmes sont en plus grand nombre et la plupart sont moins scolarisées que leur conjoint.

Généralement, les personnes immigrantes, parce qu’elles sont moins brisées par l’exclusion d’un monde « lettrocentrique » et moins ou pas du tout marquées par un parcours scolaire parsemé d’échecs et d’étiquetage, semblent s’en sortir un peu mieux dans l’organisation de leur vie, et leur rythme d’apprentissage est supérieur à la moyenne des personnes participantes. Parmi le personnel, plusieurs ont observé qu’elles portent moins la honte en lien avec l’apprentissage que les Québécoises et Québécois de souche. Elles ont su, ou disons plutôt qu’elles ont pu garder leur dignité et leur fierté. Toutefois, avec l’immigration, les inégalités existent et s’installent, les diplômes ne sont pas reconnus, les gens sont mal informés, etc.

Les groupes haïtiens

En 1981, dans les groupes haïtiens de Montréal, on retrouvait surtout de jeunes travailleuses qui voulaient régulariser leur statut et faire venir leur famille (programme de réunification familiale). Elles étaient déterminées et prêtes à se prendre en main, et certaines avaient soif d’apprendre et d’intégrer la société québécoise. En Haïti, le créole est devenu la langue officielle, et cela a eu des répercussions dans les organismes québécois, avec de nombreux débats sur la question de la langue à enseigner. On a alors décidé d’enseigner le français à l’oral et le créole à l’écrit pour débuter. Puis, une fois le créole écrit maîtrisé, on apprenait le français écrit. Dans l’ensemble, on passait rapidement du créole au français. Cette question s’est aussi posée chez les Franco-Ontariens, qui ont revendiqué d’apprendre tout d’abord l’écrit en langue maternelle, puis de passer à l’autre langue, c’est-à-dire l’anglais. Plusieurs études ont démontré qu’il est nettement préférable de procéder ainsi et que l’écrit s’apprivoise plus facilement quand il est en premier lieu appris dans la langue maternelle.

Après la récession de 1982, beaucoup de personnes participantes avaient perdu leur emploi et cherchaient à se trouver du travail, leur objectif à court et à moyen termes étant toujours de faire venir leur famille. Les centres haïtiens, comme les autres, ont tenté de soutenir les personnes participantes dans cette situation. Au Centre N A Rive, par exemple, on a répondu en leur offrant des cours pour qu’elles puissent se prendre en main : couture, pâtisserie, etc. Les plus jeunes apprenaient rapidement, et certaines personnes ont pu devenir infirmières ou infirmières auxiliaires. Dans l’ensemble, on passait rapidement du créole au français.

Depuis, les groupes haïtiens, comme les groupes d’autres organismes, ont grandement développé leur compétence à répondre aux besoins de leurs participantes et participants. Ils ont entre autres mis sur pied des entreprises d’économie solidaire, donné de la formation à l’emploi, des cours de créole pour les jeunes et toutes personnes intéressées et ils ont mis sur pied un nombre incalculable de projets.

Pour terminer avec le portrait de la communauté haïtienne de Montréal, il faut savoir qu’après le départ de Duvalier d’Haïti, les pasteurs sont arrivés au Québec en grand nombre de 1986 à 1990 et ont changé petit à petit le visage de la communauté haïtienne montréalaise. Les sectes protestantes se sont multipliées. Ces pasteurs se sont présentés comme des gurus et ont offert des services nécessaires (enseignement de l’écrit, mais à partir de la Bible, enseignement de l’anglais avec le rap pour les jeunes, etc.). Sans nécessairement être mal intentionnés, ils ont répondu à la quête de sens et au besoin d’appartenance et de sécurité d’un grand nombre. Mais les gens se sont ainsi trouvés sous l’emprise de petites communautés religieuses, ce qui a contribué à leur isolement du reste de la société, à l’éclatement de la communauté et à l’effritement de son tissu social. Plusieurs personnes interviewées ont tenu à signaler que plus le tissu social s’effrite, plus il y a une montée de la droite et plus il est alors difficile de faire sortir les gens, pour soutenir une cause par exemple10.

10 Plusieurs articles ont été écrits sur le sujet dansLe Monde alphabétique, notamment : Luigi SPADARI, « L’alphabétisation et les personnes immigrantes? », Le Monde alphabétique, no 21, printemps 2010.