Évaluer, soupeser, décider, apprécier, estimer, connaître, discerner, critiquer… en alpha pop
Résumé:
À l’automne 2016, le RGPAQ entreprenait un projet sur l’évaluation en alphabétisation populaire. Nous souhaitions alors soutenir les groupes dans leurs réflexions et dans leurs pratiques d’évaluation. De plus, ce projet devait contribuer à mettre en valeur l’ensemble de l’action des groupes populaires en alphabétisation. Pour atteindre ces objectifs, différents moyens ont été utilisés :
- l’élaboration d’un portrait des pratiques d’évaluation, qui devait permettre de mettre en commun, au sein du regroupement, l’expérience accumulée et de faire ressortir certains défis que pose l’évaluation;
- une recherche documentaire, ayant pour but d’offrir aux membres du regroupement des pistes de réflexion ainsi que des exemples d’approches et d’outils d’évaluation;
- la conception et l’expérimentation d’une formation sur l’évaluation en alphabétisation populaire;
- la rédaction d’un article sur les constats dégagés de ce projet et des réflexions que celui-ci a suscitées.
La participation au projet
Au moyen d’une enquête, nous avons recueilli une somme importante d’information auprès des groupes membres du RGPAQ. Ceux-ci nous ont généreusement fourni des exemples de pratiques et d’outils créés. De plus, les organismes ont fait part de difficultés, d’obstacles et de défis rencontrés, mais aussi de forces acquises et développées au fil du temps. Une proportion significative de membres a participé à cette enquête : 52 groupes sur 76 ont répondu au questionnaire, soit 68 %, ce qui nous permet d’affirmer que les résultats reflètent un portrait d’ensemble de la situation au sein du RGPAQ.
L’évaluation en alphabétisation populaire
On peut affirmer qu’en alpha populaire, tout le monde fait de l’évaluation, sous une forme ou sous une autre.
C’est ce que soutenait Franklin Midy en 1992 dans un document sur l’évaluation en alphabétisation populaire 1.
1 Franklin MIDY, L’évaluation des apprentissages en alpha populaire, Un Visa pour l’alpha pop, Regroupement des groupes populaires en alphabétisation et Services aux collectivités de l’UQAM, 1992, p. 13.
Des années plus tard, en 2009, Alain Cyr 2 formulait un constat semblable dans les conclusions d’une recherche sur l’alphabétisation populaire et les compétences essentielles. L’enquête qu’il avait menée démontrait que des évaluations étaient effectuées dans l’ensemble des organismes qu’il avait visités et pour l’ensemble des activités réalisées.
Les résultats de l’enquête de 2017 abondent dans le même sens : l’évaluation demeure présente pour l’ensemble des activités des groupes populaires d’alphabétisation.
2 CYR, Alain, L’alphabétisation populaire et les compétences essentielles : points de convergences, RGPAQ, 2009, p. 144.
(Photo : Écrit-tôt)
L’évaluation des activités et des pratiques
Les pratiques d’évaluation s’exercent dans les différentes sphères d’activités des groupes populaires d’alphabétisation. Les organismes évaluent fréquemment leurs activités régulières et, au besoin, les activités ponctuelles, les actions et les projets. Ces évaluations servent à faire le point, à vérifier si les objectifs ont été atteints et si les moyens et les ressources utilisés étaient adéquats. De plus, chaque année, les groupes produisent des bilans pour rendre compte à leurs membres du travail accompli afin d’être en mesure d’orienter les actions suivantes.
Par ailleurs, la grande majorité des organismes prévoient des mécanismes d’évaluation des travailleuses et des travailleurs. Ainsi, ils voient à les soutenir, à renforcer la collaboration au sein de l’équipe et à maintenir ou à améliorer la qualité de l’accompagnement des participantes et des participants.
Un processus avec les participantes et les participants
L’enquête du RGPAQ démontre une nette volonté d’impliquer l’ensemble des membres dans les évaluations. Les répondants à l’enquête ont fourni de nombreux exemples illustrant des pratiques d’évaluation conçues pour faciliter l’expression de l’appréciation de toutes les personnes concernées. En alphabétisation populaire, pour que toutes et tous puissent participer pleinement aux activités d’évaluation, une large part de celles-ci doit être adaptée aux membres qui ont des difficultés à lire et à écrire. On cherche constamment des moyens de simplifier l’information et de faciliter la compréhension des enjeux, l’expression des opinions et la participation de toutes et tous aux décisions.
Ainsi, l’évaluation des activités et des pratiques constitue un élément au centre de la démarche en alphabétisation populaire. La participation de tous les membres contribue à renforcer le sentiment d’appartenance et les liens au sein du groupe. Un tel processus permet en outre à chacune et à chacun d’exercer son pouvoir de participer aux choix collectifs.
(Photo : bilan à Atout-Lire)
L’intérêt de l’évaluation réside peut-être moins dans les résultats proprement dits que dans ce qu’elle comporte de processus apprenants et de dialogues permettant d’expliciter les attentes, malentendus, objectifs et intérêts implicites entre acteurs3.
L’évaluation prend souvent la forme d’une période de discussion en comité ou en atelier. L’important est de faciliter la participation de toutes les personnes concernées. Pour cela, on utilise souvent des images, des objets ou des symboles. Plusieurs puisent dans l’approche REFLECT, conçue pour renforcer la prise de parole et l’exercice du pouvoir. On a recours aux matrices et aux diagrammes, ainsi qu’aux symboles tels que le fleuve, l’arbre, la fleur, etc. Chaque membre est mis à contribution pour reconstituer le travail accompli, faire le point sur ce qui a été réalisé et discuter des moyens qui ont été utilisés, des réussites et des difficultés vécues.
3 Ariane IOANNIDES, « Évaluer n’est pas compter », Les idées en mouvement, no 215, janvier 2014, p. 10. Également disponible en ligne : laligue.org/download/iem215_evaluer_compter.pdf
Exemple d’évaluation de l’animation d’un atelier de théâtre
Dans un exemple apporté par le CÉDA, les participantes et les participants du groupe étaient invités à choisir la personne qui animerait un projet de production d’une pièce de théâtre. Pour que le groupe puisse prendre des décisions, trois candidates devaient animer, à tour de rôle, un atelier de théâtre comprenant trois activités. Pour évaluer les candidates, l’animatrice du CÉDA avait créé une échelle de mesure sous la forme d’un tableau qui symbolisait une gradation allant de l’insatisfaction (en rouge, à gauche) à la satisfaction (en bleu, à droite) quant à l’animation d’un atelier. Les participantes et les participants étaient appelés à évaluer divers aspects de l’animation. Les critères étaient formulés d’après des commentaires fréquemment entendus dans les ateliers et étaient soit très positifs, soit très négatifs. Le fait que les critères provenaient des membres du groupe a facilité la participation. L’appréciation de chaque membre du groupe était inscrite dans un tableau pour chacune des trois candidates, après l’atelier de chacune. Chaque appréciation inscrite dans le tableau devait être appuyée d’exemples concrets. Le groupe a choisi l’animatrice du projet de théâtre en analysant les trois tableaux.
Les critères inscrits dans le tableau:
COMMUNICATION:
Négatifs : parle trop, explique trop vite. Explication pas claire. Positifs : écoute toujours avec intérêt, respecte le rythme du groupe, explication claire.
HUMEUR:
Négatifs : pas assez patiente, plate et pas d’énergie, trop énervée, toujours de mauvaise humeur. Positifs : toujours patiente, motivante, énergique, très calme, toujours de bonne humeur.
CONTENU:
Négatifs : toujours la même chose, on fait n’importe quoi, mal organisée, ce qu’on fait est toujours plate. Positifs : Juste assez varié, on comprend pourquoi on fait les choses, super bien organisée, ce qu’on fait est toujours intéressant.
L’évaluation des apprentissages et de la démarche
En alphabétisation populaire, l’évaluation part du principe que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est abordé comme un levier. On vise à accroître la capacité des gens de s’exprimer, de participer aux décisions qui les concernent et d’améliorer leur capacité d’agir dans leur vie et dans leur milieu4. En soi, l’acquisition et l’amélioration de la capacité d’apprécier, de soupeser, de critiquer, de décider, autrement dit, d’évaluer, font partie des compétences renforcées en alphabétisation populaire. L’évaluation constitue donc un aspect important de la démarche d’apprentissage. « Après avoir constaté ce qui a été fait, un individu ou un groupe porte un jugement sur le résultat et décide de comment poursuivre la démarche5. » L’évaluation permet de vérifier si le parcours en alphabétisation populaire est adapté aux réalités, aux besoins et aux objectifs des participantes et des participants, individuellement et collectivement.
S’éloigner du modèle scolaire
L’enquête menée par le RGPAQ fait ressortir une diversité de moyens d’évaluation utilisés en alphabétisation populaire. Cependant, les groupes doivent d’abord tenir compte des traces laissées par les évaluations passées, en particulier tout au long du parcours scolaire. Pour cela, ils doivent s’éloigner du modèle scolaire et miser sur l’autoévaluation et l’évaluation participative. Individuellement et collectivement, les membres du groupe doivent pouvoir décider de leur parcours en fonction de leurs objectifs. Très souvent, l’évaluation se fait oralement, en tête à tête et en groupe. On discute de ce qui a été accompli, on souligne les réussites, on se penche sur les difficultés rencontrées et sur les façons dont on entend poursuivre le travail. En groupe, on encourage les personnes à souligner les réussites de chacune et de chacun et à mettre à contribution l’entraide et la solidarité. L’observation attentive est importante. On souligne les signes qu’un apprentissage a été intégré, tant dans les moments informels que pendant les activités du groupe. On cherche à faire ressortir les divers savoirs et habiletés acquis au cours de la démarche en alphabétisation populaire.
4 Premier principe de la Déclaration de principes du RGPAQ.
5 DUPUIS, Michèle, Apprentissage... Un Visa pour l’alpha pop, RGPAQ, 1990, p. 60.
On conserve les traces des activités, les productions individuelles et collectives. Par exemple, l’approche de l’écriture autonome propose que toutes les personnes aient leur carnet. Chaque jour, elles y écrivent un mot. Les carnets s’accumulent et permettent aux personnes de constater leur évolution.
(Photo : un carnet de l’Atelier des lettres)
Souligner les réussites
Un autre exemple de façon d’aborder l’évaluation est celui de l’activité de fin d’année du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles. Le groupe réserve une période de temps particulière pour faire une récapitulation des réalisations individuelles et collectives de l’année. Au cours de l’activité Chapeau de la parole, les membres du groupe, à tour de rôle, s’expriment sur l’année qui se termine. L’activité favorise l’écoute et facilite la discussion qui suit. Ce type d’activité permet de passer en revue ce qui a été accompli, ce que chacune et chacun en retirent et les apprentissages qui ont été faits. Ces discussions peuvent amener les membres du groupe à formuler leurs attentes quant à la suite des choses et à orienter le travail à venir. Ces activités d’évaluation sont conçues dans un esprit d’entraide et de solidarité. Tous les membres du groupe prennent ainsi connaissance des préoccupations de chacune et de chacun; ils peuvent souligner des points positifs qu’ils ont constatés et ainsi se soutenir.
Photos : le chapeau de la parole Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles)
Le pot de réussites du groupe Le Vent dans les lettres constitue un autre exemple d’activités d’évaluation. Au fil des semaines, les membres de ce groupe ont déposé dans un pot des bouts de papier sur lesquels ils avaient noté une de leurs réussites. Une activité spéciale à la fin de l’année a été organisée durant laquelle les membres ont pu ouvrir le pot, dévoiler et souligner les réussites de chaque personne.
Composer avec toutes les réalités
Les répondants à l’enquête du RGPAQ ont énuméré certains aspects qui pouvaient entraîner des difficultés lors de l’évaluation.
Un élément important est l’hétérogénéité des groupes. Un atelier réunit très souvent des gens de tous les âges, des parents de jeunes enfants, des personnes bénéficiaires de l’aide sociale, de nouveaux arrivants, des personnes en emploi ou en recherche d’emploi, etc. En raison d’une si grande disparité, l’atteinte de consensus constitue tout un défi lorsque vient le temps de décider des objectifs communs, de choisir des activités et de les évaluer. Il faut effectivement faire en sorte que les activités répondent aux besoins et aux attentes de l’ensemble du groupe et qu’elles tiennent compte de réalités très différentes. À l’hétérogénéité s’ajoutent les ateliers multiniveaux, qui posent des défis relativement à l’évaluation, car chaque personne doit parvenir à s’évaluer sans se comparer et selon ses propres objectifs. Les groupes travaillent donc de façon à ce que les différences soient vues comme des forces sur lesquelles on peut miser et ils encouragent la collaboration et l’entraide6.
Les conséquences des échecs passés, les réalités des gens et leurs conditions de vie difficiles ont bien des effets sur l’apprentissage et sur l’évaluation. La participation irrégulière, les nécessités du quotidien qui drainent une grande part de l’énergie et un mauvais état de santé sont le lot d’un grand nombre de participantes et de participants. À cause du petit nombre d’heures d’ateliers suivis par semaine, les apprentissages se font lentement, et il s’avère parfois difficile de faire ressortir la progression. De plus, l’arrivée de nouveaux participants et de nouvelles participantes étant continue, il faut pouvoir intégrer les gens à l’évaluation tout au long de l’année.
Certains répondants à l’enquête tracent des pistes : l’importance de définir ce qui doit être évalué et de tenir compte de tout ce qui est acquis au cours d’une démarche en alphabétisation populaire. En plus d’améliorer leur capacité de lecture et d’écriture, les personnes acquièrent une meilleure estime d’elles-mêmes, une autonomie accrue et une meilleure connaissance de leurs droits. Elles améliorent leurs capacités à communiquer et à travailler en groupe. Elles se familiarisent avec la vie démocratique. Elles vivent une expérience de solidarité et acquièrent et développent leurs compétences citoyennes, etc.
Les principes de l’alphabétisation populaire en pratique
« L’évaluation en alpha populaire doit adopter une approche qui corresponde à la philosophie de l’éducation populaire : lire l’écrit, écrire le social, s’inscrire dans le monde. » (Franklin Midy)
L’enquête a permis de constater qu’un grand nombre de groupes poursuivent leur recherche de moyens d’évaluation pour favoriser une autoévaluation critique, positive et adaptée à l’alphabétisation populaire, aux réalités des organismes et des personnes peu alphabétisées, aux rythmes d’apprentissage variés, et à tout ce qui s’apprend en alphabétisation populaire, au-delà de la lecture et de l’écriture, et qui encourage l’entraide et la solidarité. Les groupes demeurent à l’affût d’outils simplifiés et d’exemples de pratiques qui facilitent la formulation des objectifs, leur atteinte ainsi que le transfert des acquis.
6 LAFORTUNE, Louise. L’accompagnement et l’évaluation de la réflexivité en santé, Des applications en éducation et en santé, 2015. L’auteur traite de la façon d’aborder l’hétérogénéité des groupes.
Photo : le pot de réussites du Vent dans les lettres
Conclusion et pistes pour l’avenir
Les conclusions du projet nous permettent de souligner à quel point l’évaluation se trouve au cœur des pratiques en alphabétisation populaire. Comme Alain Cyr en 2009, nous pouvons affirmer encore aujourd’hui « que, comme les pratiques d’apprentissage, les pratiques d’évaluation se réalisent partout, dans l’ensemble des activités des groupes d’alphabétisation populaire. Elles servent autant au développement des participants, en ce sens qu’elles servent au suivi de la démarche du participant, qu’au développement de l’organisme en portant un regard sur les objectifs, les orientations, les activités, etc.7 ».
L’évaluation soulève des préoccupations particulières en alphabétisation populaire à cause de la détermination ferme des organismes à faire participer pleinement les membres à ce processus, et ce, malgré les difficultés avec l’écrit que peuvent éprouver ces derniers. Il est donc d’autant plus pertinent de continuer à soutenir la mise en commun des réflexions, de l’expertise acquise, des expériences vécues et du matériel créé et adapté.
La recherche documentaire a permis de recenser diverses réflexions et du matériel provenant principalement d’organismes québécois d’action communautaire et des milieux de l’alphabétisation canadien et belge. Ainsi, la trousse sur l’évaluation du CDEACF8 a pu être mise à jour, et la majorité des documents sont accessibles en format numérique.
La nouvelle formation sur l’évaluation permettra au RGPAQ de soutenir la réflexion et de mettre à profit l’expérience accumulée. Le RGPAQ aura le défi de tenir à jour les ressources documentaires. Il devra aussi collaborer à la recherche et à la diffusion d’outils et de pratiques d’évaluation qui intègrent les principes de l’alphabétisation populaire et qui répondent aux préoccupations exprimées.
Le projet a permis de rassembler une somme importante d’exemples d’outils et de pratiques provenant des répondants à l’enquête. Ces documents sont accessibles aux membres du RGPAQ à titre d’outils à adapter aux réalités de chacun. Souhaitons que ce matériel se renouvelle au fur et à mesure que les groupes se réapproprieront ces outils, les amélioreront et en concevront d’autres, adaptés aux réalités dans lesquelles ils interviennent.
7 CYR, Alain, op cit.
8 Lien Internet : http://catalogue.cdeacf.ca/ListRecord.htm?list=folder&folder=1852
Photo : un bilan de l’Atelier des lettres