Environnement écrit participatif : de quoi s’agit-il?

Environnement écrit participatif : de quoi s’agit-il?

2020
Marie-Emma Castanheira, Groupe Alpha Laval

Résumé: 

Article sur le potentiel des environnements écrits participatifs pour une plus grande implication de tous les membres en action communautaire.

Le présent article porte sur un projet conçu par le Groupe Alpha Laval (GAL) et permettant à celui-ci de travailler avec des organismes partenaires. Par ce projet, le GAL souhaitait proposer des pistes pour faciliter la participation aux activités de ces organismes et visait plus particulièrement les personnes ayant des difficultés de lecture et d’écriture. Du même coup, le projet devait permettre de sensibiliser les partenaires aux réalités que vivent ces personnes. C’est connu, l’écrit, ce n’est pas comme le vélo, ça s’oublie… quand on n’a pas souvent l’occasion de lire et d’écrire. Ces occasions de lecture et d’écriture sont, selon nous, des environnements écrits participatifs (EÉP). Mettre en place des EÉP, c’est agir pour mettre en œuvre les conditions qui favorisent la mobilisation, le maintien et le rehaussement des compétences en lecture et en écriture. Un des objectifs est de faire en sorte que l’écrit ne s’oublie pas. En 2007, Rachel Bélisle écrivait à propos des environnements écrits : « Notre cadre conceptuel repose sur l’idée que les adultes non diplômés vivent dans un environnement écrit traversé de pratiques variées, diverses ou plurielles et qu’ils disposent de ressources, plus ou moins étendues, dans le domaine de la lecture. En l’absence de situations propices, l’individu ou le collectif ne peut agir avec compétence dans le domaine de la lecture.

Les situations faites d’activités, de contraintes et de dynamiques de pouvoir sont déterminantes dans la possibilité ou non d’agir avec compétence1. » Dix ans plus tard, l’auteure a proposé une définition plus succincte que la première des environnements écrits, complétant son cadre conceptuel : « Environnement où l’écrit est omniprésent et où les relations sociales sont structurées par l’écrit2. » Autrement dit, il s’agit de tous les lieux et de toutes les occasions où la maîtrise du code et des normes de l’écrit3 aura des conséquences concrètes sur les relations entre les personnes. Exemple : Une personne se rend dans une école pour inscrire son enfant pour la première fois. La personne est angoissée, car elle a des mauvais souvenirs de l’école. Son enfant est un peu turbulent. Il n’y a personne de disponible pour l’accueillir, et on lui dit rapidement de se rendre dans un bureau en suivant les indications. La personne se perd dans les couloirs, car elle ne peut pas lire les indications qui lui permettraient de se rendre au bureau des inscriptions. Un membre du personnel de l’école lui explique sévèrement qu’elle n’a rien à faire dans les couloirs. La personne s’énerve, et lorsqu’elle trouve finalement le bon bureau, elle va de nouveau avoir à faire face à l’échec au moment de remplir les formulaires d’inscription. Voilà l’exemple d’un environnement écrit où les personnes qui ont de la difficulté à traiter l’information écrite se retrouveront en situation d’échec. Si la personne avait été accueillie, puis qu’on lui avait montré le panneau qu’elle devait suivre, elle aurait sans doute pu se rendre sans problème au bureau des inscriptions. Une personne qui a de la difficulté avec l’écrit a tout de même des compétences et peut, en fonction des contextes, prendre part aux activités et aux actions. La question est donc de savoir comment nous pouvons collectivement (en tant que groupes populaires en alphabétisation, organismes et organisations) mettre en place des environnements permettant aux personnes de bien traiter l’information écrite et d’agir adéquatement dans la plupart des milieux qu’elles fréquentent. Au Groupe Alpha Laval (grâce au travail mené avec nos partenaires), nous avons cerné quatre conditions favorisant la création d’EÉP, c’est-à-dire des environnements où les personnes auront de meilleures chances de bien comprendre et traiter l’information écrite :

1. utiliser l’écrit dans un contexte significatif;

2. permettre aux personnes d’agir avec compétence;

3. tenir compte du rapport à l’écrit;

4. offrir un accompagnement.

1 Rachel BÉLISLE. Compétences et pratiques de lecture d’adultes non diplômés : conditions et principes d’un environnement écrit participatif. (Avec la collaboration de Dezutter, O.), 2007.

2 Colloque de l’ACFAS (mai 2017) Communication de Rachel Bélisle, Jean-Pierre Mercier.

3 Normes de l’écrit : c’est-à-dire les normes sociales liées à la maîtrise du code de l’écrit. Ceux qui savent par rapport à ceux qui ne savent pas. Souvent de l’ordre de l’implicite. L’utilisation du terme « écrit » inclut autant la lecture que l’écriture.

1. Utiliser l’écrit dans un contexte significatif

Le sens que l’individu donne à l’environnement dans lequel il peut faire des apprentissages est essentiel. C’est en fonction des expériences vécues, des besoins propres à chacun et de la disponibilité à apprendre (temps pour se rendre aux ateliers, revenus suffisants, contexte de vie sécuritaire, etc.) que les personnes créeront et donneront du sens à une situation d’apprentissage4. Il en va de même dans le cas où les gens sont invités à participer à des activités où ils ont à lire et à écrire. Ce sens de la situation de lecture ou d’écriture est bien entendu coconstruit avec d’autres personnes agissant dans un même environnement. Prenons l’exemple d’un atelier préparatoire à une cuisine collective. La participation à l’activité est très significative pour une mère de famille à faible revenu et peu scolarisée : elle peut faire des économies et décompresser avec d’autres personnes. Les autres personnes sont bienveillantes, et le calcul du budget est fait à plusieurs. Les personnes peuvent se tromper et se corriger sans être victimes du jugement des autres. La mère de famille en question se sent en mesure de réaliser ce qui lui est demandé. Pourtant, lorsqu’elle doit aider son enfant à faire ses devoirs, elle ne comprend pas les problèmes faisant appel aux mêmes processus que le calcul du budget de la cuisine collective. Dans un contexte, l’écrit a du sens (calculer le coût d’une liste de courses pour cuisiner), tandis que dans l’autre, il n’a plus aucun sens pour elle (exercice scolaire décontextualisé + pression de vouloir aider son enfant). Les environnements écrits traversés par les personnes que nous accompagnons sont, en général, peu significatifs, car celles-ci n’ont pas une lecture claire de leur rôle dans une situation donnée et elles sont placées dans des rapports de pouvoir. Reprenons l’exemple de la mère de famille : au moment où elle aide son enfant avec ses devoirs, elle pense que c’est son rôle de connaitre la réponse. Elle veut également projeter une image positive sur son enfant. Dans une telle situation, le rapport de pouvoir est entre la mère et l’enfant. Si une personne dans l’entourage de cette mère de famille l’aidait à comprendre que son rôle n’est pas de connaitre la réponse, mais de montrer à son enfant comment agir lorsqu’on ne sait pas quelque chose, elle serait sans doute soulagée. Elle aurait peut-être moins en horreur les exercices scolaires et aurait peut-être envie de retourner dans une activité d’apprentissage non formelle pour rafraichir ses connaissances avec l’écrit. D’où l’importance de sensibiliser nos milieux et nos partenaires pour qu’ils s’interrogent sur toutes les « évidences » et les rapports de pouvoir, mais aussi sur l’accessibilité de leurs environnements écrits afin de rendre ceux-ci plus significatifs et participatifs. Il existe une multitude de stratégies en alphabétisation populaire qui permettent d’atteindre cet objectif et que nous pouvons promouvoir dans nos milieux.

4 Malcolm KNOWLES, L’apprenant adulte vers un nouvel art de la formation., 1990.

2. Permettre aux personnes d’agir avec compétence

Cette condition repose sur les travaux de recherche menés par Guy le Boterf sur les processus de formation en milieu de travail5. Ce dernier a défini un ensemble de trois conditions qui permettent aux personnes d’agir avec compétence en fonction de différents contextes. Nous pensons que pour des animateurs et animatrices d’environnements écrits (autrement dit tous les intervenants et intervenantes travaillant à partir de supports écrits avec des groupes), il est important de s’approprier ces conditions sous forme de questions pour concrétiser le processus qui permet aux personnes d’agir avec compétence.

Première condition : vouloir

La personne a-t-elle la volonté de participer?

C’est sur la base de sa volonté qu’une personne pourra pleinement participer à un environnement écrit.

Deuxième condition : savoir

La personne sait-elle déjà comment elle doit agir?

Il est recommandé de rendre toutes les actions explicites aux personnes et de s’assurer que ces dernières comprennent les actions en leur posant des questions. Comprennent-elles ce qui est attendu? Savent-elles comment agir?

Troisième condition : pouvoir

La personne a-t-elle à sa disposition toutes les ressources dont elle a besoin pour pouvoir agir?

Il s’agit de s’assurer que la personne a des ressources qui peuvent l’aider à agir avec compétence pour traiter et comprendre l’information écrite. Par exemple, la personne peut avoir un téléphone intelligent qui peut l’aider à vérifier le sens des mots, mais si elle ne sait pas l’utiliser, cela ne servira à rien. Il est donc essentiel de mettre des ressources à la disposition des personnes et de rendre ces ressources visibles pour que ces personnes puissent participer. Nommer clairement les stratégies qu’une personne peut utiliser pour comprendre une information écrite est une façon de mettre à sa disposition des ressources pour qu’elle puisse agir avec compétence. Ces trois conditions sont étroitement liées. Et a priori, si elles sont prises en compte, les personnes auront un pouvoir accru, car elles auront conscience des conditions et des stratégies qui les aideront à comprendre l’écrit et à agir.

5 Guy Le BOTERF, Construire les compétences individuelles et collectives : agir et réussir avec compétence, les réponses à 100 questions, 2015.

3. Tenir compte du rapport à l’écrit

La troisième condition repose sur les travaux de Jean-Marie Besse6. Chaque personne possède un rapport à l’écrit constitué de trois dimensions :

  • affective;
  • relationnelle-sociale;
  • cognitive.

Le rapport à l’écrit n’est pas quelque chose de fixe. C’est un rapport dynamique qui se constitue au fil du temps en fonction des rencontres, des expériences, des déclics, etc.

La dimension affective du rapport à l’écrit désigne l’ensemble des attitudes vis-à-vis de l’écrit. Cela peut s’observer par l’attitude de rejet de certains textes écrits, le fait de ne pas vouloir écrire lorsque d’autres personnes observent, etc.

La dimension relationnelle-sociale du rapport à l’écrit désigne l’usage social de l’écrit. Il s’agit de s’« intéresser à la place que le sujet accorde, dans son existence, à l’écrit, au texte, à la communication par l’écrit » (Besse, 1995, page 86). L’écrit assure une « distinction culturelle et sociale » ressentie et pesante pour les personnes qui ont des compétences faibles en littératie.

Autant dans les dimensions affectives l’attention est fixée sur le « je », autant dans les dimensions relationnelles-sociales l’attention est fixée sur la relation entre le « je » et le « nous ».

La dimension cognitive du rapport à l’écrit comprend « les connaissances du sujet sur le système d’écriture, ses pratiques effectives pour lire et écrire, ses performances, procédures et stratégies, ses capacités d’attention, de mémorisation, de “compréhension”, ses conceptualisations des règles du système d’écriture, des fonctions et des normes d’usage de la lecture-écriture, sa représentation de lui-même face à l’écrit » (Besse, 1995, pages 86-87).

Ces trois dimensions sont alimentées par les environnements écrits que les personnes ont traversés, qu’elles traversent et qu’elles traverseront. Il est donc important d’en tenir compte lorsqu’on anime les environnements écrits afin que l’apport soit positif pour chacune de ces dimensions. Par exemple, offrir des documents rédigés selon les principes de l’écriture simplifiée facilitera la compréhension et contribuera à ce que l’expérience soit positive. Ainsi, on aura tenu compte des dimensions cognitive et affective.

4. Accompagner les personnes

Nous avons observé l’importance de la médiation de l’écrit pour permettre aux personnes de traiter et de comprendre l’information qui leur est transmise. Les organismes de notre milieu accompagnent les personnes, mais le font peu avec l’écrit, et, bien souvent, ils ne se rendent pas compte qu’ils peuvent faire de la médiation avec l’écrit. Il est donc important de rendre visible cette médiation.

6 Jean-Marie BESSE, L’écrit, l’école et l’illettrisme, Paris, 1995.

Ici, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Maela Paul7 pour définir la notion d’accompagnement. Selon cette auteure, l’accompagnement, c’est :

  • se joindre à une personne;
  • pour aller dans la direction voulue par cette personne;
  • au rythme de cette personne.

Maela Paul8 précise qu’il est essentiel d’éviter d’adopter une position d’expert. Souvent, les personnes que nous accompagnons nous placent dans cette position, et si nous ne faisons pas attention, nous pouvons rapidement nous retrouver « à faire pour » la personne au lieu de « faire avec » la personne. Ainsi, Maela Paul conseille de :

  • privilégier les connaissances qui naissent des échanges;
  • poser des questions pour favoriser la prise de parole par les personnes accompagnées;
  • rechercher mutuellement un sens.

Cette notion d’accompagnement est essentielle et permet aux animateurs et animatrices des environnements écrits d’être des médiateurs et médiatrices facilitant le traitement de l’information écrite. Dans l'environnement écrit participatif, l'intervenant travaille à partir des mots de la personne accompagnée afin que cette dernière puisse mobiliser ses compétences avec l'écrit : chercher les mots qui lui conviennent, définir son projet, formaliser sa pensée pour que celle-ci se concrétise et qu'elle soit communicable, etc.

Le mot de la fin : les environnements écrits pour accompagner et aller au-delà de la sensibilisation des partenaires

Parler des environnements écrits, c’est aussi une façon de parler d’alphabétisation populaire, car :

  • c’est un concept qui favorise un aller-retour constant entre action et réflexion, ce qui est une des lignes de force de la conscientisation;
  • c’est mettre la réalité des personnes que nous accompagnons au centre des actions;
  • c’est sensibiliser les partenaires au fait de faire avec les personnes – il s’agit d’un travail avec et non pas sur la personne;
  • c’est tenir compte du rapport à l’écrit des personnes pour dynamiser une potentielle prise de pouvoir sur l’écrit, qui est un code et une norme dont la maitrise a des répercussions très concrètes sur les conditions de vie des personnes et sur la réalisation de leurs droits. 

En parlant des environnements écrits, on s’approprie les conditions des environnements écrits participatifs et on permet aux partenaires de prendre conscience du fait que ce type d’environnement peut contribuer à l’inclusion et à la mobilisation des personnes dans leurs organismes.

Pour joindre encore mieux les personnes peu alphabétisées, il est important de sensibiliser les gens à notre expertise d’accompagnement social et éducatif et de partager celle-ci afin d’être reconnus ou, pour reprendre la formule consacrée, de se faire connaitre pour être reconnus. Parler d’EÉP constitue un moyen parmi d’autres d’accompagner les partenaires et d’aller au-delà de la sensibilisation classique.

Mobiliser les compétences des adultes dans le plaisir et à travers des activités significatives est un des aspects essentiels des EÉP. Plus les personnes mobiliseront leurs compétences à travers des activités qu’elles apprécient, comme écrire une pensée du jour ou écrire la date ou noter une adresse, plus leurs envies de réaliser de nouveaux apprentissages pourront être dynamisées, car elles reprendront confiance en elles compte tenu du fait qu’elles « savent » et qu’elles peuvent continuer à faire des apprentissages. Cela prend du temps pour (re)commencer à se voir comme quelqu’un pouvant apprendre. En ce sens, il est essentiel de légitimer toutes les situations de lecture et d’écriture pour soutenir la mobilisation, le maintien et la réalisation de nouveaux apprentissages dans une perspective d’amélioration des conditions de vie des personnes. D’où l’importance de sensibiliser les gens à la mise en place d’environnements écrits participatifs à partir des quatre conditions présentées et de multiplier ceux-ci.

Références

Rachel BÉLISLE, Compétences et pratiques de lecture d’adultes non diplômés : conditions et principes d’un environnement écrit participatif, Rapport de recherche, Direction de la formation générale des adultes, Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Québec, 2007.

Jean-Marie BESSE, L’écrit, l’école et l’illettrisme, coll. Les guides, Éditions Magnard, Paris, 1995.

Olivier DEZUTTER, Julie BABIN, Martin LÉPINE. Des communautés engagées pour la littératie, collectif CLÉ, Sherbrooke, 2018.

Guy LE BOTERF, Construire les compétences individuelles et collectives : agir et réussir avec compétence, les réponses à 100 questions, Eyrolles, 2015.

Malcolm KNOWLES, L’apprenant adulte vers un nouvel art de la formation. Les éditions d’organisation, Paris, 1990.

7 Maela PAUL, La démarche d’accompagnement. Repères méthodologiques et ressources théoriques, 2016.

8 Maela PAUL, L’accompagnement comme posture professionnelle spécifique: L’exemple de l’éducation thérapeutique du patient. Recherche en soins, 2012.