Chapeau, monsieur Ménard ! Et si on s’y mettait?
En ces temps où le monde de la finance fait les manchettes pour des motifs plutôt déplorables, il est réjouissant de voir un leader du milieu financier tel que vous, monsieur Ménard, faire la une pour une cause capitale, si je puis me permettre ce terme, celle de la lutte au décrochage scolaire.
Bien que des cris d'alarme fusent ici et là depuis plusieurs années quand il est question de cet épineux sujet, il est bien rare qu'il retienne l'attention et figure longtemps dans le débat public. Votre engagement et votre leadership, alliés à votre notoriété et à vos moyens, ne nous le cachons pas, feront sans doute en sorte que cette question sera traitée avec un peu plus de sérieux dans l'espace public. Votre prise de position citoyenne et la mobilisation que vous avez suscitée pourraient bien changer la donne dans ce monde où, trop souvent, les études commandées d'en haut sont reléguées dans l'oubli sur quelque tablette empoussiérée.
Un grand merci à vous, donc, et aux organisations que vous fédérez au sein du Groupe d'action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec. À la lecture du rapport « Savoir pour pouvoir : entreprendre un chantier national pour la persévérance scolaire », on constate qu'un travail sérieux de réflexion et de recherche a été amorcé. Ce projecteur braqué subitement sur la question fondamentale de nos idéaux en matière d'accès à l'éducation, vus comme le meilleur moyen d'améliorer l'égalité des chances, redonne espoir à beaucoup d'organisations qui sont plutôt habituées à travailler dans l'ombre, et ce, depuis de nombreuses années. Nous aspirons à nous joindre à votre Groupe et à être partie prenante de votre ambitieux projet. Et, puisqu'on parle ici de chantier, permettez-moi d'apporter quelques pierres fondatrices à l'édifice.
Le rapport dont vous faites ces jours-ci la promotion a le mérite, entre autres, de préconiser, d'entrée de jeu, la valorisation de l'éducation par l'ensemble des acteurs sociaux. Par ailleurs, chacune des recommandations qu'il avance est pertinente. Mais une dimension fondamentale n'est pas abordée, ou très peu : le niveau de scolarisation des parents. Il s'agit pourtant là de l'indice de prédictibilité de la performance scolaire le plus fiable dont nous disposions. Or, vous devriez savoir que, selon la plus récente Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes, menée en 2003 sous l'égide de l'OCDE1 et dont les résultats ont été publiés en 2006, près d'un adulte québécois âgé de 16 à 65 ans sur deux se classe en deçà du niveau jugé souhaitable (niveau 3) pour fonctionner aisément au quotidien et faire face aux exigences de la société actuelle. Voici le portrait des parents que vous évoquez, certes, dans votre rapport et dans les recommandations qui l'accompagnent, mais de manière plutôt vague et accessoire.
800 000 adultes québécois (16 %) âgés de 16 à 65 ans se classent au plus bas niveau de compétence en lecture (soit le niveau 1 : très faible) et sont considérés comme analphabètes. Parmi eux, 40 % ont entre 26 et 46 ans et sont très souvent des parents. «Dans un formulaire, je suis capable d'écrire mon nom et mon adresse. Mais pour le reste des questions, c'est trop difficile2.»
1 700 000 adultes québécois (33 %) âgés de 16 à 65 ans se classent au niveau 2 (faible) sur le plan des compétences en lecture. Cela veut dire, concrètement, que les personnes qui se classent à ce niveau n'ont accès qu'à de courts textes, au vocabulaire restreint et seulement dans un contexte familier. «Je ne vais jamais aux rencontres de parents de l'école ; j'ai trop peur qu'on me demande de lire quelque chose devant tout le monde3.» Au total, 2,5 millions d'adultes québécois ont des compétences insuffisantes en lecture, soit 49 %. On ne veut pas dire ici qu'ils ne lisent pas de livres, c'est une évidence, mais bien qu'ils sont incapables de traiter l'information écrite dans les activités courantes de la vie quotidienne.
Supposons que vous naissiez en mars 2009 dans une famille de milieu défavorisé : il est presque inévitable que vos parents soient sous-scolarisés, sinon analphabètes. Vous fréquenterez peu le CPE, vous passerez trois fois plus de temps devant la télévision qu'un enfant né dans un milieu plus favorisé, vous ne verrez pas de livres chez vous, ni votre papa ou votre maman lire, et vos parents ne vous liront pas d'histoire le soir avant de vous coucher. Vous entrerez à l'école sans avoir suffisamment intégré un ensemble d'aptitudes appelé « maturité scolaire », et vous risquez fort d'éprouver dès le départ des difficultés en lecture, ainsi qu'au chapitre de la capacité d'attention, de la concentration et des attitudes et comportements attendus. Avant même le premier bulletin, vous serez perdant. Si vous éprouvez des problèmes, vos parents auront bien du mal à vous soutenir et, de manière générale, à être à l'affût de vos difficultés. L'éducation et la réussite scolaire ne seront pas des valeurs inculquées dans le milieu familial. Les difficultés, peut-être minimes au départ, ne seront pas prises en compte rapidement, car le système d'éducation ne dispose pas des ressources nécessaires pour vous aider en temps voulu. Avec la succession des apprentissages, votre petit problème de départ, très souvent lié à la lecture, va devenir plus grand. Vous serez hautement susceptible de vous retrouver dans les « cheminements particuliers », aux côtés de ceux que les enfants de ces milieux, avec leur cruelle lucidité, appellent les «nonos». Vous serez un décrocheur potentiel avant même d'avoir terminé le primaire.
Voilà le parcours type du décrocheur scolaire, monsieur Ménard. Et, plus grave, le parcours de ses parents avant lui et des parents de ceux-ci. Le nœud du problème, il est là. Et il m'apparaît inquiétant que nulle part, dans votre rapport, il ne soit fait mention de cet état de fait déterminant et, surtout, documenté. Ce n'est pas un trou dans le rapport, c'est un abîme. Vous et le groupe que vous présidez avez mis le doigt sur un maillon, important certes, de l'enchaînement infernal qui mène à l'échec puis au décrochage scolaire. Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Le problème est encore plus complexe et profond que vous ne pensez.
Si la persévérance scolaire n'est, comme vous le dites, « rien de moins que le sauvetage de nos enfants », vous devrez, pour sauver les enfants, vous préoccuper de sauver aussi leurs parents. Ils font partie de l'équation dans le problème et ils doivent être partie intégrante de la solution. Cela signifie que les actions posées hors du milieu familial, aussi formidables et bien intentionnées soient-elles, ont peu ou pas de portée durable si elles ne trouvent pas d'écho dans la famille de l'enfant qu'on veut aider. J'en veux pour preuve les résultats pour le moins décevants de près de 20 ans de lutte active contre le décrochage scolaire. Pourquoi sinon parce que, très souvent, les propositions d'action laissent de côté les parents, jugés incompétents ou démissionnaires. Est-ce que quelqu'un a pensé que ces parents ont acquis une aversion pour l'école, car celle-ci est pour eux un lieu d'échec, et qu'ils sont dépassés par la situation? Pour mener efficacement cette bataille, il faut absolument aider ces enfants d'hier pour sauver les adultes de demain.
Oui, il faut un chantier, mais beaucoup plus large et, sans doute, plus ambitieux encore que celui que vous proposez. La réussite est à ce prix. Oui à l'intervention auprès des jeunes enfants avant l'âge de la maternelle, mais à condition d'offrir à papa, dans son lieu de travail, une formation qui lui permettra d'améliorer ses compétences de base et de se réconcilier avec l'apprentissage. Oui à l'heure du conte à la bibliothèque de quartier, mais à condition d'inviter maman et de lui proposer l'appui nécessaire afin qu'elle puisse elle-même faire aimer la lecture à son enfant. Oui, une priorité à la lutte au décrochage, mais également une priorité à l'alphabétisation des adultes. Ce faisant, c'est toute une famille que vous inviterez dans la société du savoir. C'est à ces conditions que nous installerons une culture de formation au Québec et que nous pourrons clamer que c'est une valeur prioritaire pour tous.
Alors, je vous propose un titre : le Chantier national sur la formation de base des Québécois et des Québécoises, de la naissance à la retraite. Et je vous propose mon aide.
Maryse Perreault
Présidente-directrice générale
Fondation pour l'alphabétisation
1 Consultez en ligne le rapport « Développer nos compétences en littératie : un défi porteur d'avenir ». Rapport québécois de l'Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes, 2003, Québec, Institut de la statistique du Québec, 256 p.
2 Témoignages d'adultes faiblement alphabétisés.
3 Ibid.
Bien que des cris d'alarme fusent ici et là depuis plusieurs années quand il est question de cet épineux sujet, il est bien rare qu'il retienne l'attention et figure longtemps dans le débat public. Votre engagement et votre leadership, alliés à votre notoriété et à vos moyens, ne nous le cachons pas, feront sans doute en sorte que cette question sera traitée avec un peu plus de sérieux dans l'espace public. Votre prise de position citoyenne et la mobilisation que vous avez suscitée pourraient bien changer la donne dans ce monde où, trop souvent, les études commandées d'en haut sont reléguées dans l'oubli sur quelque tablette empoussiérée.
Un grand merci à vous, donc, et aux organisations que vous fédérez au sein du Groupe d'action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec. À la lecture du rapport « Savoir pour pouvoir : entreprendre un chantier national pour la persévérance scolaire », on constate qu'un travail sérieux de réflexion et de recherche a été amorcé. Ce projecteur braqué subitement sur la question fondamentale de nos idéaux en matière d'accès à l'éducation, vus comme le meilleur moyen d'améliorer l'égalité des chances, redonne espoir à beaucoup d'organisations qui sont plutôt habituées à travailler dans l'ombre, et ce, depuis de nombreuses années. Nous aspirons à nous joindre à votre Groupe et à être partie prenante de votre ambitieux projet. Et, puisqu'on parle ici de chantier, permettez-moi d'apporter quelques pierres fondatrices à l'édifice.
Le rapport dont vous faites ces jours-ci la promotion a le mérite, entre autres, de préconiser, d'entrée de jeu, la valorisation de l'éducation par l'ensemble des acteurs sociaux. Par ailleurs, chacune des recommandations qu'il avance est pertinente. Mais une dimension fondamentale n'est pas abordée, ou très peu : le niveau de scolarisation des parents. Il s'agit pourtant là de l'indice de prédictibilité de la performance scolaire le plus fiable dont nous disposions. Or, vous devriez savoir que, selon la plus récente Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes, menée en 2003 sous l'égide de l'OCDE1 et dont les résultats ont été publiés en 2006, près d'un adulte québécois âgé de 16 à 65 ans sur deux se classe en deçà du niveau jugé souhaitable (niveau 3) pour fonctionner aisément au quotidien et faire face aux exigences de la société actuelle. Voici le portrait des parents que vous évoquez, certes, dans votre rapport et dans les recommandations qui l'accompagnent, mais de manière plutôt vague et accessoire.
800 000 adultes québécois (16 %) âgés de 16 à 65 ans se classent au plus bas niveau de compétence en lecture (soit le niveau 1 : très faible) et sont considérés comme analphabètes. Parmi eux, 40 % ont entre 26 et 46 ans et sont très souvent des parents. «Dans un formulaire, je suis capable d'écrire mon nom et mon adresse. Mais pour le reste des questions, c'est trop difficile2.»
1 700 000 adultes québécois (33 %) âgés de 16 à 65 ans se classent au niveau 2 (faible) sur le plan des compétences en lecture. Cela veut dire, concrètement, que les personnes qui se classent à ce niveau n'ont accès qu'à de courts textes, au vocabulaire restreint et seulement dans un contexte familier. «Je ne vais jamais aux rencontres de parents de l'école ; j'ai trop peur qu'on me demande de lire quelque chose devant tout le monde3.» Au total, 2,5 millions d'adultes québécois ont des compétences insuffisantes en lecture, soit 49 %. On ne veut pas dire ici qu'ils ne lisent pas de livres, c'est une évidence, mais bien qu'ils sont incapables de traiter l'information écrite dans les activités courantes de la vie quotidienne.
Supposons que vous naissiez en mars 2009 dans une famille de milieu défavorisé : il est presque inévitable que vos parents soient sous-scolarisés, sinon analphabètes. Vous fréquenterez peu le CPE, vous passerez trois fois plus de temps devant la télévision qu'un enfant né dans un milieu plus favorisé, vous ne verrez pas de livres chez vous, ni votre papa ou votre maman lire, et vos parents ne vous liront pas d'histoire le soir avant de vous coucher. Vous entrerez à l'école sans avoir suffisamment intégré un ensemble d'aptitudes appelé « maturité scolaire », et vous risquez fort d'éprouver dès le départ des difficultés en lecture, ainsi qu'au chapitre de la capacité d'attention, de la concentration et des attitudes et comportements attendus. Avant même le premier bulletin, vous serez perdant. Si vous éprouvez des problèmes, vos parents auront bien du mal à vous soutenir et, de manière générale, à être à l'affût de vos difficultés. L'éducation et la réussite scolaire ne seront pas des valeurs inculquées dans le milieu familial. Les difficultés, peut-être minimes au départ, ne seront pas prises en compte rapidement, car le système d'éducation ne dispose pas des ressources nécessaires pour vous aider en temps voulu. Avec la succession des apprentissages, votre petit problème de départ, très souvent lié à la lecture, va devenir plus grand. Vous serez hautement susceptible de vous retrouver dans les « cheminements particuliers », aux côtés de ceux que les enfants de ces milieux, avec leur cruelle lucidité, appellent les «nonos». Vous serez un décrocheur potentiel avant même d'avoir terminé le primaire.
Voilà le parcours type du décrocheur scolaire, monsieur Ménard. Et, plus grave, le parcours de ses parents avant lui et des parents de ceux-ci. Le nœud du problème, il est là. Et il m'apparaît inquiétant que nulle part, dans votre rapport, il ne soit fait mention de cet état de fait déterminant et, surtout, documenté. Ce n'est pas un trou dans le rapport, c'est un abîme. Vous et le groupe que vous présidez avez mis le doigt sur un maillon, important certes, de l'enchaînement infernal qui mène à l'échec puis au décrochage scolaire. Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Le problème est encore plus complexe et profond que vous ne pensez.
Si la persévérance scolaire n'est, comme vous le dites, « rien de moins que le sauvetage de nos enfants », vous devrez, pour sauver les enfants, vous préoccuper de sauver aussi leurs parents. Ils font partie de l'équation dans le problème et ils doivent être partie intégrante de la solution. Cela signifie que les actions posées hors du milieu familial, aussi formidables et bien intentionnées soient-elles, ont peu ou pas de portée durable si elles ne trouvent pas d'écho dans la famille de l'enfant qu'on veut aider. J'en veux pour preuve les résultats pour le moins décevants de près de 20 ans de lutte active contre le décrochage scolaire. Pourquoi sinon parce que, très souvent, les propositions d'action laissent de côté les parents, jugés incompétents ou démissionnaires. Est-ce que quelqu'un a pensé que ces parents ont acquis une aversion pour l'école, car celle-ci est pour eux un lieu d'échec, et qu'ils sont dépassés par la situation? Pour mener efficacement cette bataille, il faut absolument aider ces enfants d'hier pour sauver les adultes de demain.
Oui, il faut un chantier, mais beaucoup plus large et, sans doute, plus ambitieux encore que celui que vous proposez. La réussite est à ce prix. Oui à l'intervention auprès des jeunes enfants avant l'âge de la maternelle, mais à condition d'offrir à papa, dans son lieu de travail, une formation qui lui permettra d'améliorer ses compétences de base et de se réconcilier avec l'apprentissage. Oui à l'heure du conte à la bibliothèque de quartier, mais à condition d'inviter maman et de lui proposer l'appui nécessaire afin qu'elle puisse elle-même faire aimer la lecture à son enfant. Oui, une priorité à la lutte au décrochage, mais également une priorité à l'alphabétisation des adultes. Ce faisant, c'est toute une famille que vous inviterez dans la société du savoir. C'est à ces conditions que nous installerons une culture de formation au Québec et que nous pourrons clamer que c'est une valeur prioritaire pour tous.
Alors, je vous propose un titre : le Chantier national sur la formation de base des Québécois et des Québécoises, de la naissance à la retraite. Et je vous propose mon aide.
Maryse Perreault
Présidente-directrice générale
Fondation pour l'alphabétisation
1 Consultez en ligne le rapport « Développer nos compétences en littératie : un défi porteur d'avenir ». Rapport québécois de l'Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes, 2003, Québec, Institut de la statistique du Québec, 256 p.
2 Témoignages d'adultes faiblement alphabétisés.
3 Ibid.