Les risques de la formation continue
Entrevue avec Colette Bernier, sociologue et auteure
par Annick Poitras
Elle est révolue l’époque où l’ancienneté garantissait la sécurité d’emploi. Désormais, c’est plutôt la formation qui donne du poids à l’employabilité. Mais ce poids, les travailleurs le portent sur leurs épaules, constate Colette Bernier, sociologue et professeure retraitée du Département des relations industrielles de l’Université Laval. Dans son livre intitulé Formation et employabilité (PUL, 2011), elle met le doigt sur une réalité troublante : le travailleur québécois a l’entière responsabilité de maintenir ses connaissances à jour, mais en échange, il n’a guère de soutien ni de droits pour y parvenir.
JOBBOOM : Pourquoi la formation prend-elle autant d’importance aujourd’hui?
Colette Bernier : Dans la société industrielle d’après-guerre, beaucoup de travailleurs occupaient des emplois en usine, qui exigeaient peu de qualification. Dans les années 70 et 80, avec notamment la crise économique et le développement du secteur des services, de nouvelles formes d’organisation du travail se sont implantées. On s’est éloigné de la simplicité du travail à la chaîne. Les employeurs ont commencé à exiger de nouvelles capacités intellectuelles, d’engagement et de collaboration en milieu de travail. Et on a commencé alors à parler du développement de la société du savoir, donc d’emplois pour lesquels il faudrait être de mieux en mieux formé. L’ancienneté, qui durant l’ère industrielle régissait la mobilité et la sécurité d’emploi, est de moins en moins prise en compte par rapport à la formation. Le travailleur est désormais responsable de se former sa vie durant afin d’assurer son employabilité.
La société du savoir améliore-t-elle le niveau de qualification général des travailleurs?
CB : À première vue, c’est ce qu’on pourrait croire, car le nombre d’emplois tenus par des diplômés universitaires est en évolution. Toutefois, les emplois peu qualifiés continuent d’exister, et même d’augmenter. Un emploi sur cinq est encore tenu par un travailleur qui a une 5e secondaire ou moins, soit la même proportion que les emplois occupés par des diplômés universitaires. Et beaucoup de diplômés sont surqualifiés pour le poste qu’ils occupent. Aussi, un fossé se creuse entre les bons et les mauvais emplois, et donc entre les riches et les pauvres. On note également une précarisation des emplois : au Québec, le tiers de la main-d’œuvre travaille de façon temporaire, à temps partiel ou pour son compte. C’est énorme! Ces tendances contredisent la thèse de l’économie du savoir et nous conduisent plutôt à parler d’une «société du risque», ou de l’insécurité professionnelle.
Au Danemark, la formation est gratuite pour les chômeurs. Une avenue séduisante, mais coûteuse.
Le Québec fait-il bonne figure sur le plan de ses politiques de formation de la main-d’œuvre?
CB : Un grand pas a été fait en 1995 avec l’adoption de la «loi du 1 %», qui a obligé les entreprises à consacrer ce pourcentage de leur masse salariale à la formation de leur personnel. Certains disent que cette loi a perdu de sa force, car depuis 2004, les PME ayant moins de un million de masse salariale annuelle n’y sont plus assujetties. Mais somme toute, ses effets sont positifs, car elle a fait de l’entreprise un acteur de premier plan en matière de formation et favorisé l’essor d’un marché de la formation autour d’organismes et de formateurs privés. Un ensemble de dispositifs ont aussi été mis en place depuis l’adoption de la loi : on a créé les comités sectoriels de main-d’œuvre, qui sont notamment à l’origine de programmes d’apprentissage en milieu de travail, et mis en place des conseils régionaux des partenaires du marché du travail. La Commission des partenaires du marché du travail chapeaute le tout à l’échelle provinciale et permet aux employeurs, aux syndicats et au milieu de l’éducation de s’entendre pour favoriser la formation continue. On a donc des acquis solides.
Mais est-ce pour autant facile pour les travailleurs de se former au cours de leur carrière?
CB : Les mesures instaurées depuis les années 90 sont considérées comme une forte avancée du Québec en matière de formation, car on a rattrapé le retard qu’on avait par rapport aux autres provinces canadiennes sur ce plan. Mais tout n’a pas encore été fait. Ce qui reste problématique, c’est que les entreprises forment qui elles veulent, quand elles le veulent et selon leurs besoins. Le travailleur, lui, ne peut revendiquer une formation particulière pour assurer son employabilité présente ou future ni demander des congés pour se consacrer à une formation qui lui serait potentiellement utile dans son cheminement de carrière.
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Les travailleurs des PME, qui représentent près des deux tiers de la main-d’œuvre québécoise, sont-ils désavantagés sur le plan de la formation, et donc de leur employabilité?
CB : Oui. D’abord, ils ont souvent des emplois moins bien rémunérés et des conditions de travail moins intéressantes, moins protégées. Et dans la mesure où les PME n’ont pas l’obligation de former leurs employés et qu’elles ont généralement moins de moyens financiers que les grandes entreprises pour le faire de leur propre chef, leur main-d’œuvre, à moyen terme, se trouve désavantagée sur le marché du travail.
Ailleurs, les travailleurs sont-ils mieux outillés?
CB : Des pays européens expérimentent différentes mesures pour encourager la formation continue, notamment de l’aide financière individuelle sous la forme de chèques ou bons de formation, de prêts, de crédits d’impôt aux études ou encore de comptes individuels de formation, dans lesquels les travailleurs peuvent puiser tout au long de leur carrière, selon leurs besoins. Mais la véritable avancée, ce sont des congés accordés pour acquérir de la formation, dont la nature est à la discrétion du travailleur, comme c’est le cas en Belgique, en Espagne, en Finlande, en Italie et en Suède. À travers le monde, on cherche aussi des solutions pour sécuriser le parcours professionnel des travailleurs, plutôt que les emplois comme tels, qui se précarisent et qui offrent de moins en moins de protections sociales. Au Québec, on commence à se pencher aussi sur ces questions.
Comment voyez-vous l’avenir de la formation de la main-d’œuvre au Québec?
CB : Le développement des protections et des droits des travailleurs à la formation devra être prioritaire dans les prochaines années si on veut incarner notre volonté d’avoir une politique d’apprentissage tout au long de la vie. Il faut faire contrepoids à la lourde responsabilité de l’individu face à sa formation et à son employabilité. De plus, il importe de bien former les jeunes : meilleure sera leur formation de base, plus ils auront accès à la formation continue plus tard, car ils ne partiront pas de zéro. Mais actuellement, les établissements d’enseignement créent plutôt des formations toujours de plus en plus courtes, spécialisées, accolées aux besoins spécifiques de certaines entreprises, ce qui peut avoir comme conséquence de dévaloriser les diplômes plus généraux. Autre écueil : on augmente les droits de scolarité, ce qui peut réduire l’accès à une bonne formation de base. Or, il ne faudrait pas avoir à recourir à la formation continue pour «patcher» les manques; ce serait contreproductif. Il faut plutôt faire en sorte qu’il y ait le moins possible de manques à la base et que la formation conduise réellement à des emplois de qualité, qui offrent des conditions de travail décentes.
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Pour aller plus loin:
Formation et employabilité : regard critique sur l'évolution des politiques de formation de la main-d'oeuvre au Québec / Colette Bernier, [Québec] : Presses de l'Université Laval, 2011.
Les risques de la formation continue : entrevue avec Colette Bernier, sociologue (par Annick Poitras, Jobboom, novembre 2011)