L’égalité entre les sexes: acquis et paradoxes

L’égalité entre les sexes: acquis et paradoxes

Un billet de Simon Langlois publié le 11 janvier 2012

L’idée d’égalité entre les femmes et les hommes est désormais acquise au sein des sociétés occidentales développées et elle est entrée dans les représentations sociales dominantes. Bon nombre d’enquêtes l’ont montré. Mais comme les changements sociaux s’accompagnent toujours de paradoxes, souvent inattendus, il en va de même pour la représentation sociale de l’égalité entre les sexes, qui en offre un exemple fascinant.

Expliquer la montée de l’égalité
Je rappellerai d’abord pour mémoire pourquoi la valeur égalité entre les sexes est largement acceptée chez une forte majorité d’individus:
1) les femmes ont eu massivement accès à l’éducation supérieure;
2) les femmes travaillent à l’extérieur du foyer en majorité;
3) les idéologies dominantes ont bien changé et sont maintenant plus libérales en matière de mœurs et de valeurs;
4) l’autoritarisme de l’État et de l’homme a régressé.

La condition féminine a changé dans le contexte plus général de la montée de l’individu comme référence. L’individu –celui qui écoute SA musique sur SON iPod ou dans SA voiture en se rendant à SON travail après avoir déposé SON enfant à la garderie dans le but de gagner SON revenu dans le cadre de SA carrière– a en effet remplacé, dans la société de consommation, la famille traditionnelle comme référence dominante. Cet individu, qui est aussi bien une femme qu’un homme, est en lien avec d’autres –les liens sociaux existent toujours, c’est entendu!–, mais il ne se définit plus comme subordonné à un rôle prescrit par la tradition. C’est là le changement majeur qui a marqué la condition des femmes, mères de famille certes pour la majorité, mais d’abord personnes autonomes et non enfermées dans leurs rôles maternels ni leurs rôles d’épouses soumises à leur mari, juridiquement ou autrement.

Par ailleurs, des changements structuraux importants ont favorisé l’émergence de l’égalité entre les sexes comme valeur dominante depuis 40 ans. D’abord, la baisse de la fécondité (autour de deux enfants par couple depuis les années 1970 au Québec) a joué en faveur du traitement égal entre filles et garçons dans les foyers. Ensuite, les cohortes de personnes traditionnellement sexistes et plus âgées ont été remplacées par de nouvelles ayant une représentation plus égalitaire des rôles. Enfin, la scolarisation plus poussée a encouragé l’émergence et la diffusion de valeurs nouvelles, plus libérales et égalitaires, dans l’ensemble de la population.

Nouvel essentialisme égalitaire
L’essentialisme égalitaire entre les sexes («les femmes et les hommes sont égaux») a remplacé l’essentialisme traditionnel sur les rôles sexuels («les hommes travaillent à l’extérieur et les femmes élèvent les enfants») qui marque encore bien des cultures sur la planète. On le voit au Québec dans les débats autour du voile islamique et des accommodements raisonnables: l’égalité entre les femmes et les hommes est non négociable, elle est une valeur fondamentale de notre société, etc. C’est devenu le mantra officiel rappelé dans tous les discours. Les crimes d’honneur, les mariages arrangés par les familles, la séparation des femmes et des hommes dans l’espace public (objet de débats en Israël) et autres comportements du genre, réprouvés depuis longtemps déjà, apparaissent encore moins acceptables dans le contexte égalitaire.

À noter que l’égalité entre les femmes et les hommes s’accorde avec ce qu’on pourrait appeler un «différentialisme égalitaire» –avec des différences entre les sexes comme le montre la division du travail– qui ne doit cependant pas générer d’inégalités. Si les femmes s’impliquent davantage dans les soins aux personnes, il est inacceptable que ce type de travail soit moins bien payé parce qu’effectué le plus souvent par des femmes.

Le néoconservatisme menace-t-il l’égalité entre les sexes?
On objectera que le néoconservatisme gagne du terrain –aux États-Unis et au Canada, mais aussi au Québec–, ce qui risque de menacer les acquis du féminisme et notamment la valeur de l’égalité entre les sexes, comme l’illustre la mommy war aux É.-U. opposant les femmes qui valorisent le rôle de la mère au foyer et celles qui concilient travail salarié et maternité. Cette menace n’est qu’hypothétique parce que les raisons qui amènent les acteurs sociaux à valoriser l’égalité entre les sexes sont trop fortes et que les changements structuraux évoqués plus hauts militent en faveur du respect de cette valeur acquise et bien ancrée, un peu comme le vote aux élections démocratiques est maintenant une valeur incontournable.

Une étude américaine récente 1 faite à partir des enquêtes du programme de recherche General Social Survey apporte une réponse intéressante à la question posée sur la menace du néoconservatisme: l’égalité entre les sexes peut très bien coexister avec le retour à des valeurs plus traditionnelles. Rester à la maison pour élever les enfants est en effet un choix de vie tout à fait conciliable avec la valeur d’égalité entre les sexes. Ce comportement en apparence traditionnel est adopté plus souvent par les femmes pour des raisons variées et compréhensibles au sens de Max Weber: moins de stress sur les routes, moins de tension entre travail et famille, joie de voir grandir ses enfants, valorisation du rôle maternel par choix, etc. Ce comportement dit traditionnel n’est pas nécessairement inspiré par la tradition sexiste puisqu’il est aussi adopté par un nombre grandissant –et appelé à augmenter– de pères dans les pays ayant mis de l’avant les congés parentaux. Ces nouveaux pères au foyer sont encore marginaux, mais ils illustrent les nouvelles raisons que certains parents ont de rester au foyer avec leurs jeunes enfants. Et ajoutons que la valeur d’égalité entre les sexes est bien ancrée dans les couples, que la mère participe au marché du travail ou non.

Éviter l’amalgame
Autrement dit, de nouveaux comportements peuvent s’apparenter, mais en surface seulement, à des comportements traditionnels et donner l’impression d’un retour en arrière qui, en fait, n’en n’est pas un. L’amalgame doit être évité entre modèle traditionnel (et sexiste) venant du passé et nouveau modèle en émergence.

Le penseur Alexis de Tocqueville –dont je citerai souvent le nom dans ce blogue!– avançait que les mêmes causes ne produisent pas nécessairement les mêmes effets partout et toujours dans les sociétés. Appliquons la même logique à notre argument sur l’amalgame: des comportements identiques ne relèvent pas nécessairement les mêmes causes, surtout lorsqu’on examine des phénomènes changeant dans le temps comme la prise en charge des enfants. Les mères contemporaines (et de plus en plus de pères) qui restent au foyer avec les enfants ne le font pas pour les mêmes raisons que leur grand-mère ou que la femme immigrante qui débarque d’Afghanistan, encore marquée par la division sexuelle du travail.

Un paradoxe tocquevillien: plus grande sensibilité aux inégalités qui persistent
On rétorquera –et ce «on» inclut évidemment bien des féministes– que rien n’est encore gagné, qu’il reste d’importantes inégalités entre les femmes et les hommes, qu’il ne faut rien prendre pour acquis, etc. Or, ces remarques illustrent fort bien un autre paradoxe de type tocquevillien: à mesure que les inégalités diminuent, à mesure qu’un problème social régresse, les individus sont davantage sensibles aux inégalités qui persistent, aux problèmes sociaux qui perdurent. La violence envers les personnes diminue dans nos sociétés, mais on est davantage sensible à la violence qui perdure.

Il en va de même pour la condition féminine. Les attitudes sexistes sont en nette régression d’après les enquêtes, et nous sommes davantage choqués par celles qui subsistent. Ce paradoxe explique aussi qu’on soit davantage sensibilisé à la faible présence des femmes dans les hautes sphères de la finance et dans les grands conseils d’administration. Peu de gens avancent publiquement une explication essentialiste à cette sous-représentation («les femmes ont moins d’aptitudes à diriger» ou autre). Au contraire, les femmes en autorité dans des institutions prestigieuses –Christine Lagarde au FMI, Virginia Rometty, PDG d’IBM, ou Monique Leroux chez Desjardins– sont la preuve du contraire et leur exemple rend de moins en moins acceptable la sous-représentation féminine dans les hautes sphères. Même chose en politique.

Plafond de verre?
L’une des explications les plus courantes offertes pour expliquer les inégalités auxquelles font encore face les femmes dans plusieurs domaines est celle du plafond de verre qu’elles ne parviendraient pas à briser. Cette explication n’en n’est pas une –pas plus que ne l’était la «vertu dormitive de l’opium» d’autrefois pour expliquer l’effet de cette drogue!– et elle est en tout cas bien peu sociologique.

Les inégalités qui persistent s’expliquent plutôt par des causes bien réelles et un jeu de facteurs identifiables: les hommes de pouvoir choisissent d’abord d’autres hommes dans leurs réseaux qui contiennent peu de femmes, des préjugés continuent d’exister envers les femmes lorsque vient le temps de combler des postes de pouvoir, les femmes manquent d’information, la double tâche (travail et famille) touche surtout les femmes, etc. Autant de facteurs sur lesquels il est possible d’agir.

Que conclure?
Les grandes valeurs qui fondent nos sociétés développées –la liberté de religion, le choix démocratique des élus, le respect de la propriété privée, le respect de la vie humaine– ont mis du temps à être reconnues comme inviolables. Des siècles, dans la majorité des cas. Mais une fois établies, ces valeurs demeurent et il est impossible de revenir en arrière. Il en est de même pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Cela ne veut pas dire que ces valeurs soient respectées partout et toujours, même dans les pays qui les ont adoptées. Lorsqu’on s’en écarte, des individus et des mouvements sociaux luttent pour les réaffirmer –pensons aux indignés de Wall Street ou à ceux que révolte la corruption des mœurs publiques au Québec– et ces valeurs inspirent les revendications de citoyens dans les pays où elles ne sont pas encore pleinement reconnues.