Au Bangladesh, des ouvrières rescapées du Rana Plaza créent leur propre coopérative textile
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par Axelle de Russé, Elsa Fayner
Il y a eu les 1 135 morts et les milliers de blessés de l’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh. Puis les engagements des multinationales de l’habillement, leurs codes de conduite et leurs chartes éthiques. Enfin, des centaines d’inspections aboutissant à la fermeture de nombreux ateliers textiles aux conditions de travail indignes. Une quarantaine d’ouvrières et d’ouvriers, traumatisés par le drame, ont décidé de ne pas en rester là et de créer leur propre coopérative textile : Oporajeo, les invincibles, en bengali. Mais les clients européens en quête de fournisseurs alternatifs sont rares, et la coopérative peine à remplir son carnet de commandes. Reportage à Dacca.
Shirin pensait ne plus jamais pouvoir retravailler après l’effondrement du Rana Plaza. Non pas à cause de sa blessure au thorax, qui l’étreint toujours, mais parce qu’elle avait peur. Peur de tout : du simple bruit des machines à coudre, de la seule évocation des termes « travail », « immeuble », raconte la fine jeune femme au regard franc dans son sari bleu. À 18 ans, elle aurait pu rester prostrée chez elle, dans ce quartier de Savar où vivent la plupart des rescapés, tous ces voisins qui, autrefois, se rendaient au matin dans cette grande usine qui bordait la route, ce haut bâtiment dans lequel œuvraient cinq sous-traitants pour des dizaines de marques occidentales. Sur les 3 000 ouvriers qui travaillaient là, en majorité des femmes, plus de 1 000 sont morts, et 2 000 ont été blessés (voir le dossier qu’y consacre notre Observatoire des multinationales).
En juin 2015, le Comité de coordination du Rana Plaza (CCRP), présidé par l’Organisation internationale du travail (OIT), a annoncé avoir levé les fonds nécessaires pour verser l’intégralité des indemnités dues aux victimes. Des actions de formation et de reclassement ont été entamées. Mais tous les survivants n’en ont pas profité, trop atteints dans leur corps ou trop déprimés. D’ailleurs, quand Shirin a entendu parler d’Oporajeo, elle a d’abord écarté la possibilité avec lassitude. Plus de force. Puis, en se laissant le temps d’y réfléchir, elle a décidé de s’y rendre « une journée, pour voir ». Un détail la rassurait : le bâtiment ne comportait que un étage, il risquait moins de s’écrouler. Elle y est finalement restée pour la « bonne ambiance » et pour « l’administration sympathique ».
Le pays revient de loin en matière de conditions de travail
Shirin parle d’administration, et non pas de direction, parce qu’Oporajeo est une coopérative. En plus de leur salaire régulier, les ouvriers se partagent – à parts égales – 50 % des bénéfices. Les 50 % restants sont utilisés pour des prêts à court terme et pour faire vivre une école primaire gratuite destinée aux enfants du quartier. Le dispositif constitue une première au Bangladesh. Un parcours semé d’embûches, aussi.
Il faut dire que le pays revient de loin en matière de conditions de travail. La veille de l’effondrement du Rana Plaza, le 23 avril 2013, les ouvriers avaient constaté l’existence de fissures dans lesquelles « on pouvait passer la main », se souviennent les ouvrières de la coopérative, timidement dispersées dans la salle ensoleillée des machines à coudre. Ce jour-là, les travailleurs, paniqués, étaient sortis de l’immeuble. Ils avaient été autorisés à rentrer chez eux mais, le lendemain matin, ils avaient dû revenir travailler. Devant les craintes réitérées, seuls quelques managers avaient accepté que les ateliers soient évacués. Les autres avaient ignoré les alertes et, quand une panne d’électricité est survenue, comme cela arrive plusieurs fois par jour dans le pays, les générateurs placés sur le toit avaient pris le relais, et fait vaciller le bâtiment branlant.
Trois des neuf étages avaient été construits dans l’illégalité par le propriétaire, Sohel Rana, un homme politique local qui, le jour de la catastrophe, avait pris la fuite. Le 1er juin 2015, le Bangladesh a annoncé avoir engagé des poursuites contre 41 personnes impliquées. Le procès devrait mettre à jour un vaste réseau de corruption dans lequel des fonctionnaires acceptaient les pots-de-vin d’industriels pour fermer les yeux.
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