De meilleures cibles : les dangers de la visibilité trans

18 avr 2016

De meilleures cibles : les dangers de la visibilité trans

Il m’arrive de me reprocher à moi-même de ne pas donner un “temps d’antenne” égal à chacune des lettres de l’alphabet LGBT; après tout, le Conseil est sensé les représenter toutes, même si, on s’entend, c’est pas comme si c’était une communauté homogène (le seul moment où on peut dire qu’on est hétéro, j’imagine?). J’en parlais à une amie récemment, d’ailleurs; elle m’a répondu sagement que le L et le G particulièrement ont une égalité juridique que le T n’a pas, et que c’est sur cette inégalité que le Conseil a un pouvoir d’agir, en plus de devoir veiller à une éventuelle atteinte d’égalité sociale pour toutes ces lettres.

Donc je vais vous parler du T, non pas pour me substituer à leur parole (!) mais parce qu’on a encore beaucoup de réflexions collectives à faire sur la façon dont on en traite.

Voici: le 31 mars, c’est la journée de visibilité trans. C’est différent de la journée du souvenir trans (TDOR, vous vous rappelez?), en ce qu’elle invite simplement les personnes trans à être présentes, visuellement et politiquement, ce jour-là. Le mot-clic #TransDayOfVisibility est particulièrement poignant sur Tumblr, où on trouve des centaines de photos de personnes trans qui ont pris un selfie pour l’occasion.

C’est beau (comme, vraiment beau), mais aussi doux-amer: les utilisateurs.trices de Tumblr (et Twitter, Facebook et Instagram aussi évidemment) ne manqueront pas de souligner que la visibilité “offerte” aux personnes trans n’est que rarement contrôlée par elles. Mais on dit partout que la visibilité aide à l’atteinte de l’égalité! Pourquoi se plaindraient-elles d’être vues, si c’était leur objectif à la base?

C’est agréable la visibilité quand elle amène une meilleure compréhension des enjeux et qu’elle montre, justement, des exemples nombreux et diversifiés. Mais c’est pas ça qui se passe. On ne laisse pas les personnes trans prendre la parole: on parle d’elles à leur place. On ne parle pas que dans les premiers 70 jours de 2016, 77 personnes trans ont été assassinées. C’est plus qu’un meurtre par jour, dont 90% ont eu lieu dans les Amériques. On ne les nomme pas, on n’en parle pas, on nous dit qu’on est encore en train d’être «sensibilisés» sur la transidentité, qu’on est à l’étape de la «que tout ça prend du temps…» Mais il semblerait qu’en attendant, on utilise la visibilité des personnes trans pour en faire des meilleures cibles.

Je ne sais pas pour vous, mais moi je n’aurais pas tellement envie d’être visible dans ces circonstances-là.

Les fantastiques personnes trans que je côtoie se rendent visibles et sont activement militantes pour des raisons qui leur sont propres, mais je suis assez certaine qu’elles ne font pas ça pour avoir de l’attention, ou pour “éduquer” les personnes cisgenres sur leurs vies (n.b.: c’est la job des personnes cis de s’éduquer elles-mêmes, si vous voulez mon avis). Donc elles sont visibles, mais c’est assez rare qu’elles vont tenir la caméra.

Le 31 mars approche, et ce serait pas mal de trouver le moyen de virer la caméra de bord pour voir comment les personnes cis se sentiraient devant des questions ultra-invasives et des préjugés troublants. « As-tu un pénis, au juste? » « Es-tu sûr que t’es pas juste gay? » « En fait c’est quoi ton vrai nom? »

J’écris ça avec l’impression de faire écho à une tonne d’articles et d’entrevues qui ont déjà été faits là-dessus. Comme la fois où Janet Mock s’est mise à interroger une journaliste cis sur sa puberté. Ou un article de Buzzfeed qui s’appelle « 10 things you should never, EVER ask a trans person ». Et à peu près toutes les critiques de la communauté trans sur les questions posées à Khloé et Alexis, du docu-réalité « Je suis trans », quand illes sont passé.es à Tout le monde en parle…

Sauf qu’on dirait que le message ne passe pas.>

Vous aurez compris que la visibilité n’est pas suffisante en elle-même. Elle est même dangereuse, apparemment. Mais dans les mots de Joli St-Patrick, « Ça ne devrait pas prendre notre mort pour que les militant.es et le public se joignent aux luttes trans. Dans cette optique-là, on a effectivement besoin d’une journée pour dire ‘Nous sommes ici, nous sommes humain.es, nous sommes magnifiques et nous n’allons PAS céder sous vos tentatives de nous effacer et de nous tuer. 1 »

Texte de Marie-Pier Boisvert, directrice générale du CQ-LGBT, publié dans le magasine Fugues, le 21 mars 2016.

1http://thebodyisnotanapology.com