Un article de Laure Bereni de la revue Contretemps, 19 juin 2012
« Depuis quelques années, en France, les études sur le genre sont en vogue, comme l’indiquent le foisonnement des recherches sur ces thèmes et les signes récents d’une nouvelle reconnaissance institutionnelle.1 Les colloques, les thèses, les articles et ouvrages, les cours, les séminaires, les diplômes2, les manuels 3, les revues 4 et les structures institutionnelles 5 portant le terme « genre » se multiplient. Cette visibilité nouvelle du genre, dont il est encore trop tôt pour évaluer l’ampleur et la portée dans l’univers académique 6, est souvent qualifiée de rupture et est même vue, par ceux qui connaissent le moins bien le champ, comme une importation américaine récente. Or si le terme « genre » est la traduction de l’anglo-américain « gender » et s’est répandu seulement depuis une dizaine d’années pour désigner ce champ en France, les études sur le genre s’inscrivent dans le prolongement de plusieurs décennies de recherches initialement appelées études « féministes », « sur les femmes » ou encore sur « les rapports sociaux de sexe », nées dans le sillage des mouvements féministes de la deuxième vague, au cours de la décennie 1970.
Si la diffusion récente de la dénomination « genre » pour qualifier le champ ne doit pas gommer l’héritage des recherches passées, il est vrai que le champ s’est substantiellement transformé au cours de la dernière décennie, et l’une de ses transformations les plus directement éprouvées par ses protagonistes, au-delà de son expansion, a été l’arrivée d’une « nouvelle génération » de chercheuses sur le genre. Des années 1970 au tournant des années 2000, les flux de nouvelles entrantes dans le champ avaient été discrets et continus : ils n’avaient guère affecté la position centrale, au moins sur le plan symbolique, qu’y occupaient les générations d’universitaires entrées dans le monde académique dans les années 1970, et qui en quelques sortes l’avaient « constitué ». À partir du tournant des années 2000, la croissance du champ s’est accélérée, et cette croissance été en partie liée à l’afflux de « jeunes chercheuses » (et, de plus en plus, de jeunes chercheurs), faisant du genre leur principale spécialité dès le début de leur parcours de recherche.
Je propose ici de réfléchir aux conditions et enjeux de ce qui est couramment qualifié de renouvellement générationnel du champ des études sur le genre, en partant de mon propre parcours de chercheuse, celui d’une entrée dans le champ au tournant des années 2000 7. Même si ce récit est situé et subjectif – il reflète ma position sexuée, sociale, disciplinaire, politique et géographique –, je me permettrai donc de passer parfois du « je » au « nous », désignant ainsi en premier lieu une cohorte de chercheuses (très majoritairement des femmes) nées vers le milieu des années 1970, ayant commencé leur parcours de recherche en France au tournant de la décennie 2000 en se spécialisant sur « les femmes » et « le genre ». Peut-être d’autres chercheuses et chercheurs ayant commencé leurs recherches sur le genre dans les années qui ont précédé ou suivi ce moment se reconnaîtront-elles aussi en partie dans ce récit. A l’aube des années 2000, nous sommes apparues, aux yeux de nos aînées, mais aussi et surtout à nos propres yeux, comme une nouvelle « génération ». Arrivées en nombre (relativement à la taille du champ), au même moment, à un stade précoce de notre parcours académique (DEA ou début de thèse), fréquentant parfois les mêmes institutions universitaires (l’EHESS à Paris, l’Université du Mirail à Toulouse…), nous avons eu le sentiment de vivre une expérience collective d’entrée dans le champ, marquée par les mêmes obstacles institutionnels à surmonter, mais aussi par des enthousiasmes partagés dans notre découverte des savoirs féministes et sur le genre. Nous avons éprouvé le besoin de constituer des liens de solidarité et des lieux spécifiques d’expression d’une parole collective, d’un « nous », comme l’indiquent plusieurs initiatives prises en 2002-2003, du lancement du collectif CLASCHES (Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur) en 2002 à la constitution de l’association EFiGiES (Association des jeunes chercheuses et chercheurs en Études Féministes, Genre et Sexualités) en 2003. »
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