Les inégalités numériques en éducation
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Un article par Simon Collin de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), pour le Projet Adjectif, publié sous licence CC BY-NC-SA, 5 octobre 2013
Ce texte a pour but de donner un bref portrait des inégalités numériques en éducation et de la pertinence de s’y pencher sur le plan scientifique. Nous commençons par souligner l’importance, pour le domaine des technologies en éducation, de prendre en compte le contexte socioculturel, lequel explique les dispositions variables des élèves à apprendre avec les technologies lorsqu’ils sont en contexte scolaire. La prise en compte du contexte socioculturel ouvre notamment sur de « nouveaux » enjeux scientifiques, tels que celui des inégalités numériques en éducation. Après avoir situer ce concept dans son évolution historique, nous en dressons un bref portrait empirique et en tirons quelques implications pour l’étude des technologies en éducation.
À l’origine des inégalités numériques, la nécessaire prise en compte du contexte socioculturel dans l’étude des technologies en éducation
Une des tendances de l’étude des technologies en éducation est qu’elle s’est principalement déployée en contexte scolaire (Erstad et Arnseth, 2013), dans la perspective de documenter les pratiques technopédagogiques susceptibles de soutenir l’enseignement et l’apprentissage. Il s’agit, de toute évidence, d’une avenue de recherche nécessaire et pertinente (quoique parfois abordée de façon relativement déterministe), qui ne peut toutefois pas prétendre représenter, à elle seule, le domaine des technologies en éducation, notamment parce qu’elle ne tient pas compte du rapport préexistant que les enseignants et les élèves ont développé à l’égard des technologies en contexte socioculturel [1]. Or, il y a tout lieu de penser que les enseignants et les élèves arrivent en salle de classe avec des représentations, des accès, des usages et des compétences technologiques disparates de sorte qu’ils n’ont pas tous la même disposition à apprendre avec les technologies (voir par exemple Hargittai, 2010).
À ce titre, il apparaît important de prendre davantage en compte le contexte socioculturel dans l’étude des technologies en éducation (Kent et Facer, 2004 ; Selwyn, 2012), ce qui semble d’autant plus indispensable qu’il constitue le principal lieu d’usage des technologies, bien avant l’école. Pour nous en convaincre, rappelons un des principaux résultats de l’enquête PISA 2006, qui stipule que « l’une des conclusions principales est que la corrélation est plus forte entre les usages technologiques à la maison et la performance scolaire qu’entre les usages technologiques à l’école et la performance scolaire, et ce dans la plupart des pays » (OCDE, 2010, p. 35, traduction libre). Cela invite à penser que la relation entre la performance scolaire et les usages technologiques est davantage déterminée par le contexte socioculturel que par le contexte scolaire.
C’est donc dans cette approche « élargie », en rapport avec les dimensions socioculturelles à l’œuvre, que nous adressons le domaine des technologies en éducation. Il s’agit d’un effort international et récent de recadrage du domaine des technologies en éducation, ouvrant sur des enjeux scientifiques relativement négligés jusque-là mais susceptibles de générer de nouveaux développements significatifs pour l’avancement des connaissances, comme le stipulent Furlong et Davies (2012) : « ceux d’entre nous dont l’intérêt consiste à comprendre comment les technologies affectent l’apprentissage, ne peuvent plus se contenter de circonscrire leurs questions aux frontières artificielles des institutions éducatives. Alors que l’apprentissage est de plus en plus décloisonné de l’école et de l’université (Sefton-Green, 2008), il est nécessaire de prendre sérieusement en compte les contextes, tels que le domicile, où il prend de plus en plus place » (p. 45-46, traduction libre). Plusieurs concepts s’avèrent intéressants pour (ré)concilier, dans une perspective systémique, les contextes scolaire et socioculturel dans l’étude des technologies en éducation. Il s’agit par exemple de celui de « media ecologies » (Ito & al., 2010) :
« Nous utilisons la métaphore de l’écologie pour mettre en lumière les caractéristiques d’un système global, de nature technique, sociale, culturelle et située, dans lequel les composantes ne sont pas décomposables ou séparables. Les pratiques quotidiennes des jeunes, les conditions structurelles existantes, les infrastructures physiques et les technologies sont toutes interalliées de façon dynamique ; le sens, les usages, les fonctions, les flots et les interconnexions dans la vie quotidienne des jeunes dans un contexte donné sont aussi situés au sein d’écologies médiatiques plus larges des jeunes ». (p. 31, traduction libre)
Le concept de « learning lives » (Erstad, 2012) va dans le même sens, en relevant la nécessité d’étudier « l’apprentissage des jeunes à l’intérieur et à travers différents contextes d’apprentissage, en explorant le positionnement et le repositionnement de l’identité d’élève à travers ces différentes « localisations », sur différents niveaux, allant de la chambre numérique à des contextes plus larges tels que la famille et les expériences institutionnelles » (p. 28-29, traduction libre). Bien que ces concepts soient encore relativement génériques, ils ouvrent des avenues intéressantes pour recadrer l’approche des technologies en éducation vers une plus grande prise en compte du contexte socioculturel. Ce faisant, ils permettent de faire émerger de « nouveaux » enjeux scientifiques, tels que les degrés d’interaction et de transfert entre les usages des technologies en contexte socioculturel et en contexte scolaire (ex. Furlong et Davies, 2012), les combinatoires technologiques mises en œuvre par les élèves en situation d’apprentissage (ce que Cardon, Smoreda et Beaudouin, 2005, appellent « entrelacement des usages » en rapport avec les technologies utilisées par les jeunes pour socialiser), ou encore les inégalités numériques entre élèves, sur lesquelles nous pouvons maintenant nous concentrer.
De la fracture numérique aux inégalités numériques
Pour définir les inégalités numériques, commençons par replacer ce concept dans son évolution historique. Le terme « fracture numérique » a initialement été utilisé pour décrire les variations d’accès aux technologies, tant à l’échelle internationale qu’au sein d’une société. Il a progressivement fait l’objet de plusieurs critiques (voir par exemple Guichard, 2003, 2011), notamment parce qu’il se concentrait sur l’accès aux technologies, alors même que le taux de pénétration de ces dernières dans les foyers occidentaux a rapidement augmenté, rendant la problématique caduque. Les enjeux liés à la fracture numérique ont toutefois connu un regain d’intérêt en y insérant les variations d’usage, en plus des variations d’accès (ce qu’Hargittai, 2002, a été une des premières à appeler la « seconde fracture numérique »). Toutefois, même en considérant les variations d’accès et d’usage, la fracture numérique avait ceci d’insatisfaisant qu’elle conviait l’idée d’une catégorisation dichotomique des usagers (sur le modèle initial des ’have’ et ’have-nots’), se prêtant mal à une analyse fine des degrés d’inégalité reliés aux technologies.
Dans ce contexte, le concept d’inégalités numériques (voir DiMaggio, Hargittai, Celeste et Shafer, 2004, et Hargittai et Hsieh, 2013) s’est progressivement imposé, en filiation directe avec celui d’inégalités sociales, défini comme « le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres » (Bihr et Pfefferkorn, 2008, p. 8). Appliquées aux technologies, les inégalités numériques « relèvent également de régimes d’appropriation et d’usages imposés […] qui sont les traductions pratiques de rapports sociaux inégalitaires. Elles se nichent aussi dans la sphère domestique, de manière moins éloquente mais tout aussi opérante, dans des modalités différenciées d’appropriation et d’usages des TIC, produites soit par des déficits de capitaux ou de compétences, soit par des capacités et des sens pratiques [2] (manière d’être et de faire) qui sont les produits intériorisés de formes de domination sociales. » (Granjon, Lelong et Metzger, 2009, p. 21).
Les inégalités numériques ne sont pourtant pas le simple prolongement des inégalités sociales. À leur instar, il est possible de penser qu’elles sont systémiques et qu’elles se manifestent de manière complexe et subtile au creux des usages technologiques. En interaction avec les inégalités sociales, elles sont susceptibles de maintenir ou de nuancer certains aspects de ces dernières (Granjon et al., 2009).
Parce qu’elles sont systémiques, il est toujours périlleux d’en proposer un découpage en sous-composantes, au risque d’en donner un portrait opérationnel sur le plan méthodologique mais grossier sur le plan théorique. Contentons-nous de mentionner, en reprenant la typologie présentée par Bihr et Pfefferkorn (2008), qu’il est possible d’appliquer un découpage des inégalités numériques en trois niveaux :
- les inégalités numériques de l’ordre de l’avoir, qui concernent l’accès aux technologies, et les types de technologies auxquels un individu a accès ;
- les inégalités numériques de l’ordre du savoir, qui correspondent à l’étendue des compétences et des usages technologiques qu’un individu peut mobiliser ;
- les inégalités numériques de l’ordre du pouvoir, qui ont trait à la capacité, pour un individu, de mettre à profit les usages et les compétences technologiques pour servir ses intérêts et son capital individuel.
- Transposé au contexte éducatif, le concept d’inégalités numériques permet d’envisager des variations du rapport aux technologies entre élèves, dépendamment de leurs profils socioculturels.
Bref portrait empirique des inégalités numériques en éducation
Les recherches récentes sur les inégalités numériques ont contribué à plusieurs égards au domaine des technologies en éducation. En premier lieu, elles ont permis de mettre à jour l’ampleur des variations d’usages technologiques entre élèves (les variations entre enseignants ont été moins étudiées), ainsi que les facteurs expliquant ces variations. Ainsi, plusieurs études récentes rendent compte des inégalités numériques au sein de la population étudiante universitaire par des facteurs technologiques (ex. représentations, accès, usages et compétences technologiques) et socioculturelles (ex. variables socio-démographiques, comme le sexe et l’âge ; variables socio-économiques, comme le niveau d’éducation et l’emploi des parents ; et les variables ethnoculturelles, comme l’ethnicité et le statut migratoire) [3].
De fait, le rapport des générations actuelles d’élèves à l’égard des technologies semble fortement hétérogène, comme le concluent Jones, Ramanau, Cross et Healing (2010) : « De manière générale, nous avons abouti à un portrait complexe parmi les étudiants de première année, dont l’échantillon semble être composé d’une collection de minorités » (p. 722, traduction libre). De leur revue de littérature, Bennett et Maton (2010) ajoutent que les inégalités numériques « semblent plus prononcées dans les recherches sur les élèves du primaire et du secondaire que chez les étudiants universitaires, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait que les écoles accueillent une population plus socialement diversifiée que les universités » (p. 324, traduction libre). Un autre point digne de mention est que les médias individuels, notamment Internet, semblent accentuer les inégalités numériques par rapport aux médias traditionnels (Wei et Blanks Hindman, 2011) dans la mesure où l’exposition à l’information est davantage différenciée avec les premiers que les derniers, appuyant l’hypothèse formulée par Bonfadelli (2002) :
« par rapport aux médias traditionnels, Internet accentue la fragmentation de l’audience et la recherche individuelle d’information ; ceci est susceptible de mener à une désintégration croissante des programmes des individus et de la somme de connaissances partagées » (p. 73, traduction libre).
Enfin, il convient d’opérer une distinction entre les inégalités numériques et les faibles ou non-usages des technologies par les élèves, l’un n’équivalant pas nécessairement l’autre. Un exemple particulièrement parlant est tiré de l’étude de Livingstone et Helsper (2007). Ces auteurs distinguent quatre types de non-usagers d’Internet parmi les enfants, adolescents et grands adolescents de 9 à 19 ans de leur échantillon :
- les « voluntary drop-outs (have access, stopped using) » ;
- les « involuntary drop-outs (lost access, stopped using) » ;
- les « potential users (have access, never used) » ;
- les « Internet excluded (no access, never used) ».
À la vue de cette typologie, il apparaît évident que les profils de non-usagers ne relèvent pas des mêmes causes et que le caractère « décisionnaire » (Granjon, 2010, p. 41) des profils 1 et 3 est difficilement assimilable aux inégalités numériques au même titre que les profils 2 et 4.
Quelques implications pour l’étude des technologies en éducation
L’étude des inégalités numériques en éducation a ceci d’intéressant qu’elle participe à la déconstruction de certaines préconceptions idéologiques simplistes mais communément véhiculées dans le domaine. À titre d’exemple, les élèves sont souvent perçus par les chercheurs et les praticiens comme des « natifs du numérique » (Prensky, 2001) dans la mesure où ils auraient développé depuis leur plus jeune âge un rapport étroit aux technologies, notamment pour apprendre. L’étude des inégalités numériques en éducation permet de nuancer ce type d’affirmations surfaites en faisant valoir, sur une base empirique :
- que le rapport des jeunes aux technologies est très hétérogène ;
- que cette hétérogénéité s’explique notamment par des variables technologiques et socioculturelles interreliées, et non pas uniquement par l’âge ou la génération.
Pareillement, l’accès à Internet à l’école et au domicile des élèves est généralement perçu comme un gage de démocratisation du savoir scolaire permettant d’assurer, dans une perspective méritocratique, que tous disposent des mêmes conditions. Là encore, l’étude des inégalités numériques permet de démontrer que le simple accès à Internet ne suffit pas à réduire les inégalités scolaires, dans la mesure où les usages numériques y sont également sujets, et où Internet tend davantage à les renforcer (voir Wei et Hindman, 2011).
En somme, l’étude des inégalités numériques, parce qu’elle prend en compte le contexte socioculturel dans le domaine des technologies en éducation, contribue à aborder ce dernier avec plus de finesse, d’acuité et de complexité. Elle permet également d’envisager des pistes d’action pour l’École. En effet, en partant du principe que les élèves n’ont pas les mêmes dispositions initiales à apprendre avec les technologies, un des mandats de l’institution scolaire devrait consister à pallier ces différences en développant chez les élèves les compétences méthodologiques nécessaires pour tirer pleinement profit des technologies dans des visées d’apprentissage.
Références
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[1] Par « contexte socioculturel », nous entendons tous les contextes hors-scolaires, le domicile des élèves notamment.
[2] En italique dans le texte original.
[3] Voir Collin et Karsenti (2013) pour un survol de plusieurs de ces études.