Écoute locale, réflexion globale, réponse originale
Au-delà de chaque composante des conditions de vie et des actions qui y sont associées, les groupes ont offert une réponse globale à la question des conditions de vie des personnes participantes et des gens dans les mêmes situations.
Au cours des entrevues, on s’est demandé quels résultats avaient été atteints avec les pratiques mises de l’avant. Voici, de manière très résumée, les réponses recueillies :
Le milieu communautaire, dont les groupes d’alphabétisation populaire font partie, offre un espace permettant de sortir de la solitude et de rompre l’isolement de la population pauvre qui le fréquente. De l’avis des travailleuses et travailleurs interviewés, les personnes participantes savent mieux qu’avant organiser leur vie et faire face à leur pauvreté, se servent judicieusement des ressources et gagnent en fierté, en estime, en assurance et en autonomie. Elles osent demander, défendre leurs droits et elles sont davantage capables qu’auparavant de surmonter les préjugés dont elles sont victimes. Elles savent mieux s’en sortir qu’avant avec les besoins de lecture et d’écriture de la vie quotidienne. Grâce à leur passage dans les groupes, elles se sentent utiles et deviennent des personnes citoyennes plus agissantes. Le point le plus important entendu dans les entrevues est certes celui concernant la capacité grandissante des personnes participantes à naviguer dans les structures démocratiques et à prendre leur place avec tout ce que cela a d’effets émancipateurs et transformateurs.
Dans l’évolution et le développement des pratiques, les travailleuses et travailleurs ont compris l’importance d’inclure les personnes participantes dans toutes les étapes d’une activité. Entre autres, l’information donnée seule peut être culpabilisante, voire paralysante ou plus simplement sans effet car non apprivoisée. En ayant un certain pouvoir sur les démarches et en y trouvant des repères qui leur sont propres, les personnes participantes ont davantage de prises sur leur apprentissage ainsi que sur leur réalité. C’est en acquérant du pouvoir sur leur vie qu’il leur devient possible d’en changer des éléments et de l’améliorer. Mais encore, par cette entremise, on alimente l’établissement de relations égalitaires et de la démocratie.
La Grande rencontre
La démocratie est d’ailleurs l’une des grandes fiertés des groupes et du Regroupement et l’un des plans sur lesquels les groupes ont le plus évolué. Au début, les personnes participantes ne décidaient pas grand-chose dans les groupes, encore moins au Regroupement. Par exemple, la majorité des groupes fonctionnaient en collectif, ce qui veut dire que ce sont les travailleuses et les travailleurs qui prenaient les décisions. Au mieux, quelques centres avaient un comité de personnes participantes dont le mandat se limitait le plus souvent à la gestion de la vie sociale de l’organisme. Sinon, les personnes participantes étaient consultées plus ou moins régulièrement, selon les moments et les lieux, sur des questions les concernant directement. Bref, elles n’étaient que peu incluses dans les prises de décisions. Il n’y avait pas de personnes participantes dans les structures du Regroupement. Bien sûr, l’histoire du RGPAQ contient de belles exceptions, dont la Grande rencontre, événement unique organisé avec et pour des personnes participantes venant des quatre coins du Québec 1. On a réfléchi à la question de l’intégration des personnes participantes dans les prises de décisions, on a essayé, on a fait des travaux de recherche2, des expérimentations, on a débattu, on a échangé lors de rencontres régionales, etc. On s’est développé entre autres grâce aux formations données par le RGPAQ à ses membres. Le langage intégré, la réflexion sur l’appropriation de la lecture et de l’écriture et le récit de vie, la conscientisation et l’approche REFLECT, les communautés de recherche philosophiques ont tous eu des effets notoires3.
1 RGPAQ, La Grande rencontre, Québec, 9 et 10 mai 1985. Cahier alpha souvenir, 1986.
2 Esther FILION, La place des participantes et des participants dans les structures des groupes membres et du RGPAQ : Rapport de recherche, RGPAQ, 2003; Émilie RAYMOND, Résumé du rapport de recherche sur la place des participants et des participantes, RGPAQ, 2003.
3 Le Regroupement offre des formations sur chacun des thèmes mentionnés. De plus, il a produit les documents suivants sur le langage intégré : Martine FILLION, Pouvoir se dire... Les pratiques d’écriture et de lecture en alphabétisation populaire, Les suites du langage intégré, 2006; Guy BOUDREAU, Le Langage intégré, 1992.
Photo: RGPAQ
Aujourd’hui, dans certains groupes, à Alpha Nicolet 4 par exemple, les personnes participantes décident de beaucoup. Cet aspect prend de plus en plus de place dans les groupes. Comme le disait une animatrice de ce centre :
« Cet aspect était présent dès la naissance de l’organisme, puis, on a agi pour faire vivre cet aspect, pour le concrétiser. Ça ne s’est pas fait avec un clic, il a fallu y mettre beaucoup d’efforts. C’est maintenant intégré aux structures, aux attitudes, et non seulement aux orientations. On croit vraiment aux retombées, illimitées, de la démocratie participative. Le terme PARTICIPANT est au cœur de toute notre pratique. On fait notre travail pour et avec les individus qui participent. Ça a un grand impact sur notre vie d’organisme. »
Au sein du Regroupement, comme dans plus en plus de groupes membres, un comité de personnes participantes fait partie des structures et possède des mandats consistants. On compte aussi des personnes participantes dans divers comités, et la campagne actuelle « Ensemble contre l’analphabétisme » a été élaborée en prenant pleinement en considération les personnes participantes.
Il ne faut toutefois pas taire la réalité et admettre qu’il y a plus de pauvreté aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a 30 ans, comme cela a été présenté dans la première partie. A-t-on changé la vie des gens? A-t-on contribué à l’amélioration de leurs conditions de vie? Nos actions transforment-elles la société en général? Comme les courants de droite sont extrêmement forts avec toute la détérioration qu’ils entraînent, il est difficile de mesurer les résultats. Où en serions-nous si les groupes d’alphabétisation et tout le milieu communautaire et d’éducation populaire n’avaient pas agi en chien de garde d’une plus grande justice sociale? On ne peut le dire, mais d’une réponse nous sommes convaincus : les personnes participantes qui sont dans les groupes depuis un certain temps sont différentes des autres personnes en situation de pauvreté.
Quand on questionne les personnes participantes dans les groupes dans le but d’évaluer tout au moins leur appréciation, ce sont en grande majorité qu’elles se font loquaces et qu’elles parlent des bienfaits de leur fréquentation. Voici ce qu’elles apprécient :
4 Voir l’article suivant sur un nouveau modèle de gestion : Guylaine BLANCHARD, Chantal NOURRY et Mario CÔTÉ, « Un modèle de démocratie participative », Le Monde alphabétique, no 20, RGPAQ, printemps 2009.
Photo: Alpha Nicolet
Être entendues, écoutées, reconnues, consultées, respectées; avoir la possibilité d’être dans des conditions favorables pour apprendre et acquérir des connaissances concrètes; vivre le partage, être incluses dans un groupe et avoir une vie sociale, avoir du plaisir et vivre des fêtes; être mises en situation pour acquérir de l’autonomie ou en gagner, élaborer, développer et avoir à leur portée des moyens de mieux s’organiser dans la vie; pouvoir contribuer, participer à diverses activités et actions, pouvoir prendre la parole et prendre part aux prises de décisions, etc. Elles assurent que grâce à tout cela, elles vivent avec plus d’assurance, de joie et de fierté qu’avant, sont en meilleure santé, savent maintenant défendre leurs droits et sont moins à la merci des autres. En bref, elles ont plus de prise sur leur vie qu’autrefois et elles ont retrouvé leur dignité. Une participante de Nicolet le rapporte ainsi :
« Je suis fière de ce que je suis devenue. Je sais des choses, je le sais. Je peux contribuer, ma contribution a de la valeur. J’ose demander maintenant, avant, j’attendais. Quand on est bien reçu quelque part, ensuite, on ose aller ailleurs, dans d’autres organismes. J’ai pris de l’assurance. Maintenant, c’est moi qui aide les autres. C’est une chaîne. »
Journée internationale de l'alphabétisation, septembre 2011, Montréal
Un gain précis est à noter : depuis de nombreuses années, les groupes et le Regroupement posent des actions dans le but d’obtenir que sur les bulletins de vote, il y ait une photo des candidats qui se présentent et le logo des partis auxquels sont rattachés les candidats. Cette année, enfin, après 20 ans de lutte, dans la circonscription de Bonaventure où il y a eu des élections partielles se trouvaient sur les bulletins de vote les logos et les photos revendiqués.
Il y a 30 ans, on n’entendait pas parler d’analphabétisme. Les efforts persévérants du Regroupement et de ses membres ont permis de révéler sur la place publique cette réalité. On sait qu’il s’agit d’un problème qui existe au Québec et que cela a un impact sur la société en général. Il faut donc en traiter. On admet qu’il y a des besoins individuels auxquels on doit répondre, au moins en partie. D’une certaine façon, il y a même une prise en charge collective, puisque la question de l’analphabétisme est rendue sur la place publique et que de nombreux acteurs se sont approprié cette problématique. Mais, la compréhension que les groupes ont de cette réalité n’est que peu partagée, et pourtant, elle est, selon eux, centrale pour en venir à cheminer vers des solutions.
Des projets réalisés en collaboration ou en concertation ont parfois eu un impact majeur sur les personnes en situation de pauvreté, comme nous le rapportait une travailleuse de la Gaspésie :
« Au départ, le personnel des institutions pensait posséder l’expertise et ne nous octroyait que peu d’utilité. Chaque organisme de la région travaillait en silo. Puis, de se trouver à collaborer vers les mêmes objectifs, des ouvertures et des liens se sont faits. Aujourd’hui, tous se connaissent mieux, se réfèrent des personnes, et surtout coordonnent leur intervention. Un petit détail pour illustrer cela : pendant le temps des fêtes, alors que la majorité des organismes sont fermés, on s’assure qu’il y en ait toujours un d’ouvert pour recevoir les personnes en détresse ou qui ont faim. »
Voilà un résultat bien concret dans le soutien des conditions de vie des personnes participantes.
D’ailleurs, en raison de la qualité de leurs pratiques, les groupes reçoivent de plus en plus de reconnaissance des divers milieux d’intervention et d’éducation. Bien des groupes d’alphabétisation sont sollicités pour des consultations, des collaborations, des partenariats, etc. La manière de chercher la pleine inclusion des personnes peu alphabétisées et participantes des groupes a d’ailleurs inspiré beaucoup d’autres organismes, comme d’autres ont à leur tour inspiré les groupes et le Regroupement.
En cherchant à circonscrire les résultats, on s’est demandé : comment, dans les groupes et au sein du Regroupement, mesure-t-on les bons coups? À partir de quels critères cette mesure de réussite devrait-elle se faire? Bien sûr, il serait intéressant de documenter les résultats, puisque de simplement en faire mention n’a pas tant d’impact. Il faut laisser des traces. Pour l’une des personnes que nous avons interviewées, il faudrait passer par la recherche pour se faire reconnaître sur la place publique. Nous n’avons malheureusement que peu de moyens, et de moins en moins...
LA VISION DES CHOSES
En général, l’analphabétisme est effectivement admis, mais il est réduit à la stricte dimension de la non-maîtrise du code écrit. Ce problème, que l’on considère individuellement, devrait se résoudre avec l’apprentissage des neuf compétences essentielles. La conception de ces compétences a d’ailleurs été élaborée principalement en fonction de l’emploi. La majorité des programmes et des subventions souscrivent à cette perception limitative, voire dommageable, car elle s’avère culpabilisante pour les personnes qui vivent avec le problème. De plus, ces programmes et ces subventions favorisent les personnes qui répondent à des critères tels que la rapidité d’apprentissage au détriment des autres. Enfin, l’accent est mis sur la lutte au décrochage ou sur l’emploi, parce que ceux-ci sont plus susceptibles d’engendrer des résultats rapides que l’alphabétisation.
Image : CRÉCA
Pour les tenants de l’alphabétisation populaire, de nombreux facteurs interviennent dans les causes de l’analphabétisme, notamment la position socioéconomique avec toutes ses ramifications de causes et d’effets 5, dont le conflictuel rapport à l’école. Sans remettre en cause le bon vouloir ni les compétences d’un grand nombre d’enseignants du système scolaire, les animatrices et les animateurs constatent depuis longtemps que les classes spéciales sont un fiasco et qu’elles ne font que renforcer la détresse, la dépréciation, le manque d’autonomie, l’isolement, la stigmatisation, l’échec scolaire, etc., des personnes qui s’y retrouvent au cours de leur cheminement scolaire 6.
De plus, l’analphabétisme est presque toujours relié à d’autres problématiques. Conséquemment, pour l’enrayer ou en réduire l’impact sur les individus comme sur la société, il faut agir sur plus d’un plan, et il est surtout essentiel de déculpabiliser les personnes aux prises avec ces difficultés si on souhaite mettre en place un terrain favorable à l’apprentissage et aux changements. Une des façons de les déculpabiliser est de leur donner accès à la dignité.
La finalité de l’alphabétisation n’est d’ailleurs pas l’apprentissage du code écrit, aussi intéressant et profitable soit-il. En alphabétisation populaire, le but est plus vaste. On désire offrir à tous la chance d’être inclus, de cheminer vers l’émancipation et de pratiquer la participation citoyenne. Pour ce faire, il faut agir sur le plan individuel et sur le plan social. Nous vivons une ère fort exigeante à plusieurs égards. Le cas des nouvelles technologies n’en est qu’un exemple. Les TIC donnent lieu à de nouvelles inventions qui nous sont constamment imposées comme s’il n’y avait pas d’autres choix possibles. Il ne serait pourtant pas si compliqué d’instaurer un système qui fasse qu’elles ne soient pas incontournables. Ce serait alors un choix d’inclusion, de convivialité. On peut encore imaginer un marché du travail qui s’ouvre aux personnes qui fonctionnent autrement, avec des arrangements comme certains milieux en offrent pour soutenir la conciliation travail-famille.
Dans le discours de l’alphabétisation populaire, il y a des enjeux directement en lien avec la connaissance de l’écrit, mais aussi avec des choix de société qui concernent tout le monde.
5 Encore une fois, plus d’un article a été écrit sur le sujet, mais un dossier entier y a été consacré dans la revue Le Monde alphabétique no 9, de 1997, titrée : Pourquoi y-a-t-il encore des personnes analphabètes au Québec en 1997.
6 Le Regroupement a mis sur pied un comité pour développer son analyse du système scolaire.
Les groupes ont touché à beaucoup d’autres sujets qui n’ont pas été couverts ici, dont la prévention de l’analphabétisme7, qu’ils ont décidé de faire toujours avec les références et les valeurs de l’alphabétisation populaire. Des projets qui se sont tout à fait inspirés de l’approche de l’alphabétisation populaire et qui sont très stimulants ont été mis en place en collaboration avec plusieurs acteurs afin de s’assurer qu’ils aient plus d’impact pour l’amélioration de la vie des gens, tels que l’École citoyenne 8.
Les groupes ont couvert un large spectre d’avenues dans leurs pratiques : pratique de développement communautaire et économique 9, reliée à la vie sociale, politique et citoyenne, de vie démocratique 10, de soutien et d’entraide, de défense des droits individuelle et collective11, de recherche12, de production et de communication, de collaboration avec le milieu et, évidemment, d’apprentissage. Ils ont emprunté une multitude de chemins à travers lesquels ils ont cueilli, adapté et produit des méthodes, des approches et des outils.
Parmi ceux-ci, mentionnons REFLECT, une approche apprivoisée grâce à un partenariat avec une ONG du Sénégal. Le langage intégré, le récit de vie et la communauté de recherche sont le fruit de différentes collaborations du RGPAQ, de groupes membres et du milieu universitaire. Avec des moyens comme ceux-là et bien d’autres, comme l’utilisation des arts, la collaboration avec des artistes, des musées et des bibliothèques, les groupes parviennent aujourd’hui de mieux en mieux à intégrer les divers aspects de l’alphabétisation populaire. Ainsi, le travail sur le code écrit va de pair avec la prise de pouvoir des personnes sur leur démarche et les actions collectives dans les groupes, sur les actions qui mènent vers des transformations sociales, tout comme sur leur vie personnelle et leur communauté. Depuis quelques années, le mouvement d’alphabétisation populaire au Québec détient donc un savoir et un savoir-faire, en riposte aux conditions de vie difficiles des personnes participantes. Cette expertise est de plus en plus mise en action tant dans les groupes qu’au sein du Regroupement, au service de changements souhaités.
7 Une revue a été consacrée à ce sujet : « Qu’est-ce que la prévention de l’analphabétisme? » Le Monde alphabétique, no 17, printemps 2005.
8 Marie-Josée TARDIF, « Une École citoyenne », Le Monde alphabétique, no 20, printemps 2009.
9 Voir Martin-Pierre NOMBRE et Liliane RAJAONINA, « L’Économie sociale », Le Monde alphabétique, 1997.
10 La démocratie est une préoccupation centrale au sein du Regroupement. Entre autres, une formation est donnée sur le thème et un fascicule a été produit dans la collection Un visa pour l’alpha pop : Agir ensemble démocratiquement, 1993. De nombreux articles ont été rédigés sur la question dont : Nancy GUBERMAN, « Pratiquer la démocratie au jour le jour », Le Monde alphabétique, 2005; Nancy GUBERMAN, « Vers une culture de la démocratie », Le Monde alphabétique, 2004.
11 Voir le dossier suivant : Ensemble pour un monde plus juste, Le Monde alphabétique, no 18, printemps 2006.
12 Le RGPAQ et ses groupes membres ont réalisé de nombreux travaux de recherche sur différents sujets, parfois seuls et souvent en collaboration avec d’autres acteurs. Pour ne nommer que deux textes à ce sujet : Alain CYR, L’alphabétisation populaire et les compétences essentielles : points de convergence, RGPAQ, 2009; Françoise LATHOUD, Pour une alphabétisation interculturelle avec des Autochtones à La Tuque : Fondements conceptuels et organisationnels, rapport de recherche, Centre d’activités populaire et éducative, 2009.