L'alpha-francisation

Résumé: 

Ce dossier spécial traite de ce qui distingue l’alpha-francisation des autres secteurs. Il dresse un portrait des participant·es et du milieu, aborde les enjeux, les défis et des pistes de solutions. Le tout est accompagné de quelques ressources pour approfondir la réflexion, ainsi que de matériel de formation.

(dernière mise à jour : janvier 2022)


L’alpha-francisation s’adresse aux personnes allophones peu ou pas scolarisées dans leur langue maternelle. Ce service qui permet d’apprendre le français et d’acquérir des compétences de base en littératie.

Les personnes qui participent à ces programmes souhaitent comprendre leur pays d’accueil, se débrouiller, socialiser et accéder à d’autres programmes - qui pourront par exemple les aider à trouver un emploi. Les structures actuelles permettent-elles de répondre à tous ces besoins?

Alphabétisation et francisation

Les programmes d’alphabétisation permettent aux apprenant·es d’acquérir ou de développer des compétences en lecture, en rédaction, en calcul, en utilisation de documents ou encore en informatique, par exemple. L’alphabétisation est aussi et surtout un processus d’autonomisation. Au Québec, la participation à ces programmes nécessite que les participant·es s’expriment en français ou en anglais.

Les programmes de francisation, quant à eux, s’adressent aux personnes qui arrivent au Québec et parlent peu ou pas français. Généralement issues de l’immigration économique, ces personnes sont prêtes à intégrer le marché du travail, mais doivent apprendre le français pour trouver un emploi. Il s’agit souvent de personnes diplômées, avec de l’expérience de travail.

Avec l’alpha-francisation, on s’adresse à des personnes nées en grande majorité hors-Québec, qui ne parlent pas français et qui ont complété moins de 9 années de scolarité. L’alpha-francisation répond donc à un besoin très spécifique. Elle requiert une approche andragogique particulière et est organisée en un système propre.

Portrait des participant·es

De 2010 à 2016, 283 000 personnes immigrantes âgées de 16 ans et plus ont été admises au Québec. De ce nombre, 98 000, soit plus du tiers, ont déclaré ne pas connaître le français. Par ailleurs, depuis 2009, les deux tiers des personnes immigrantes doivent notamment s’engager, au moment de leur demande, à vouloir apprendre le français si elles ne le parlent pas déjà. 
Audit de performance : Francisation des personnes immigrantes : Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2017-2018

La majeure partie des personnes qui participent à des programmes d’alpha-francisation est issue de l’immigration familiale ou humanitaire. Il s’agit donc de personnes qui sont arrivées au Québec grâce au regroupement familial, ou bien de personnes réfugiées ou en demande d’asile. Ce sont en grande partie des femmes ou des personnes plus âgées que la moyenne des immigrant·es économiques. En d’autres termes, il s’agit essentiellement d’individus plus vulnérables par leur niveau de scolarité, mais également au regard de leur situation migratoire.

Ainsi, les femmes occupent une grande place en alpha-francisation. Elles ont généralement été parrainées par leur conjoint déjà installé au Québec. Souvent, avant leur arrivée, elles vivaient dans une communauté où la famille et le voisinage offraient toutes les ressources et le soutien nécessaires pour combler les besoins de base. Ces contacts interpersonnels constituaient des ressources valables. À leur arrivée ici, ces femmes perdent de nombreux repères, non seulement parce que les relations sociales au Québec sont différentes, mais aussi parce que le niveau de scolarité conditionne de multiples aspects de la vie québécoise.

Par ailleurs, les programmes d’alpha-francisation accueillent un plus grand nombre de personnes réfugiées et en demande d’asile. Pour celles-ci, le processus d’alpha-francisation et d’intégration peut nécessiter beaucoup plus de temps. En effet, dans leur cas, quitter leur pays et arriver au Canada n’a pas été une question de choix. L’immigration s’est généralement faite dans l’urgence (persécution, catastrophe, guerre) et parfois dans la violence et les événements traumatiques. À leur arrivée au Québec, ces personnes montrent une plus grande fragilité et, dans certains cas, une grande détresse.

Les programmes d’alpha-francisation accueillent également une grande proportion de personnes âgées. À la fois issue de l’immigration familiale et de l’immigration humanitaire, cette catégorie d’apprenant·es quitte le pays d’origine à un âge avancé. Cela peut influer leurs capacités d’apprentissage et d’intégration, d’autant plus qu'elles aboutiront rarement sur le marché du travail.

Pourquoi l’alpha-francisation?

Les besoins des participant·es aux programmes d’alpha-francisation sont très pragmatiques. Avec un faible rapport à l’écrit et peu ou pas de connaissances en français, toute activité de la vie quotidienne se révèle complexe. Faire l’épicerie, communiquer avec l’école ou le service de garde des enfants, s’adresser au propriétaire de son logement, un voisin ou une médecin, prendre les transports en commun, tout ceci est un effort immense pour les personnes en alpha-francisation. Cependant, parvenir à accomplir ces actions permet de mieux comprendre la société d’accueil, ses codes et sa culture, et ainsi favoriser la pleine participation citoyenne. C’est aussi l’outil par excellence pour développer son autonomie, comprendre ses devoirs et ses droits, et pouvoir se défendre en cas d’injustice (accès au logement par exemple).

Les défis des apprenant·es et des milieux de formation

La complexité administrative

Pour une personne qui n’a pas accès à l’information écrite et qui ne parle pas français, le premier défi est de trouver le service qui va l’aider dans ses démarches. Les personnes âgées de 18 à 54 ans qui demandent la citoyenneté doivent faire la preuve qu’elles peuvent communiquer dans l’une des deux langues officielles du Canada. L'évaluation des compétences linguistiques en français au Québec est incluse dans les programmes de formation mandatés par le ministère ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI). En revanche, les autres fournisseurs de service en francisation ne proposent pas cette évaluation. Ainsi, leurs participant·es doivent, au terme de leur formation, s’orienter elles-mêmes vers des organismes qui leur feront passer l’évaluation, moyennant des frais. Ces étapes peuvent créer de la confusion pour des individus qui ne maîtrisent pas le français et qui ne comprennent pas encore les rouages du système. La diversité des programmes et les conséquences des choix effectués sont mal comprises parce qu’elles sont complexes.

Pour les personnes immigrantes qui ont des diplômes, de l’expérience de travail, qui ont fait les démarches pour s’installer et qui apprennent le français pour mieux s’inclure dans la société, la compréhension des nuances du système de reconnaissance des compétences linguistiques est probablement plus facile que pour une personne peu alphabétisée et non francophone, ce qui crée de l’inégalité dans le domaine de l’obtention de la citoyenneté.

« Dans un document interne de 2017, le MIDI reconnaît que la fragmentation de l’offre de  service et l’information non harmonisée, voire parfois incohérente et incomplète, à laquelle ont accès les personnes immigrantes constituent des obstacles à leur démarche de francisation ». De plus, « Une meilleure concertation entre les divers intervenants gouvernementaux en matière de francisation permettrait de mieux répondre aux besoins de la clientèle et d’utiliser de manière plus efficiente les ressources gouvernementales. Parmi les éléments à développer ou à améliorer, il y a le guichet unifié, l’aide financière et le programme-cadre pour les personnes immigrantes peu scolarisées ou peu alphabétisées ».
Audit de performance : Francisation des personnes immigrantes : Rapport du Vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2017-2018

La nécessité d'une approche andragogique spécifique

La plupart des formatrices et formateurs en francisation ne connaissent pas les besoins particuliers des participant·es en alpha-francisation. Les parcours de formation et l’expérience professionnelle de ces formatrices ne sont pas uniformes : certaines ont un diplôme en enseignement, d’autres une formation dans l’enseignement du Français Langue Seconde, et d’autres encore ont fait un parcours non linéaire, qui les a amenées à la francisation.  Bien que compétentes et habilitées à enseigner le français, peu d’entre elles sont préparées à répondre aux besoins des personnes en alpha-francisation, qui ne sont pas les mêmes que ceux des participant·es en francisation ni même en alphabétisation.

Le "Plan d’action du gouvernement du Québec pour l’accueil et l’intégration des personnes réfugiées sélectionnées à l’étranger (2013-2016)" recommandait la mise en place d’un programme-cadre particulier pour les personnes devant apprendre le français et étant peu scolarisées et/ou peu alphabétisées. Le MIDI devait créer et mettre en œuvre ce programme-cadre, qui permettrait d’harmoniser l’offre de formation spécifique à cette clientèle. Le ministère n’a pas encore conçu ce programme-cadre.

L’accès à du matériel d’enseignement et d’apprentissage

Il existe peu de matériel dédié à l’alpha-francisation. Ce milieu rencontre aujourd’hui les mêmes problèmes d’accès aux ressources que les formatrices en alphabétisation il y a quelques années (problèmes qui ne sont pas encore entièrement réglés) : peu de matériel officiel, peu de ressources adaptées, corpus enfantin ou peu attrayant, contenu éloigné des intérêts pratiques des participant·es, etc. Les formatrices doivent donc être très imaginatives, produire leurs propres outils ou trouver du matériel qui ne convient jamais complètement aux besoins des apprenant·es. Soulignons la mise en ligne au printemps 2021 de PEDAGOFA, une initiative du Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM), qui s’est organisé à partir de l’automne 2019 pour créer cette plateforme en ligne qui rassemble du matériel d’enseignement, aligné avec le Programme-guide Francisation-alpha du CSSDM de 2015.

Une offre de services insuffisante

Peu de structures offrent les cours d’alpha-francisation, que ce soit avec le MIDI, les centres de services scolaires ou les centres non mandatés, et ce, en dépit des besoins . Il y a une inadéquation entre l’offre et la demande en alpha-francisation. Le MIDI s’efforce d’inscrire ses apprenant·es dans des centres communautaires à proximité de leur lieu de résidence, mais en raison du peu de service, ce n’est pas toujours envisageable. Dans le réseau des centres de services scolaires, les personnes ne s’inscrivent pas aux formations si l’école est trop loin de leur lieu de résidence. Les obstacles augmentent encore pour les personnes en situation de handicap, ou pour celles qui n’ont ni moyen de transport, ni les ressources pour prendre les transports en commun.

>> L'exemple du CRÉCA

Selon le Rapport 2017-2018 du Vérificateur Général du Québec, « seulement le tiers des personnes immigrantes admises au Québec de 2010 à 2013 qui ont déclaré ne pas connaître le français au moment de leur admission ont participé à des cours de français du MIDI. De plus, plusieurs personnes se désistent des cours du ministère sans que ce dernier fasse de suivi à cet égard ».

Les ressources financières

Les groupes communautaires obtiennent des subventions inférieures à celles des institutions scolaires pour réaliser le même mandat. De plus, de nombreux organismes communautaires déplorent de perdre des participant·es à cause de l’absence de service de garde pour leurs enfants. Ceci a un impact particulier pour les femmes, qui sont encore en grande majorité celles qui ont la charge de garder les enfants à la maison, ce qui les empêche de participer à des activités d’intégration ou de formation.

La logique administrative et la réalité des besoins

Il devient parfois complexe de concilier les exigences du MIDI et ceux des apprenant·es ou des milieux communautaires. Au MIDI, le marché du travail et le budget définissent l’offre de service, conformément à des clauses contractuelles délimitées. Dans les organismes communautaires, l’adaptation, l’épanouissement et la vie des personnes immigrantes restent la priorité, dans la limite où ces organismes sont contraints de respecter les conditions des différents ministères, étant donné le financement accordé.

Les contraintes administratives ont un impact direct sur le succès de la francisation des immigrant·es. Par exemple, les hommes se francisent en premier alors que les femmes peuvent attendre plusieurs années avant d’entreprendre leur francisation, principalement parce qu’elles ont la responsabilité des enfants. Jusqu'à récemment, les demandes de formation en francisation étaient refusées, avec le MIDI, si elles étaient formulées plus de cinq ans après l'arrivée au Québec. Cependant, le gouvernement a annnoncé en juillet 2019 l'élargissement de l'accès aux services de francisation à temps complet et à temps partiel ainsi qu'aux aides financières afférentes aux personnes immigrantes admises au Québec depuis plus de cinq ans.

En ce qui concerne les apprenant·es avec les centres de services scolaires, ils sont souvent transférés vers les programmes d’alphabétisation au terme de leur alpha-francisation. Malheureusement, ces programmes ne sont pas toujours appropriés : les apprenant·es ne possèdent pas les stratégies d’apprentissage adéquates pour un contexte scolaire traditionnel.

Des pistes de solution

Il est nécessaire que les besoins en alpha-francisation soient reconnus et pris en compte. Il semble qu’il manque un encadrement provincial adéquat, qui permettrait davantage d’harmonie dans la livraison de service, aussi bien du côté des équipes de travail (formation continue) que des contenus des cours (programmes et matériel de soutien).

D’autre part, l’expertise du milieu communautaire avec les personnes immigrantes pourrait être mieux reconnue : ces organismes sont des contacts privilégiés avec ces publics, ils connaissent leur réalité et leurs besoins, ils sont souvent des milieux de vie et des points de rencontre de proximité. Les groupes communautaires pourraient donc avoir davantage d’autonomie et de latitude dans leur travail, recevoir un financement en conséquence pour ainsi offrir tous les services nécessaires.

Une telle vue d’ensemble permettrait de mieux accueillir les personnes en alpha-francisation, de mieux les retenir et limiter les échecs, de les orienter vers d’autres programmes à la fin de leur parcours… et d’avoir davantage de données sur ce pan de l’éducation des adultes qui se trouve aujourd’hui mal connu et peu documenté.

Source de l'image : UNESCO