Approches féministes en enseignement et en formation

Les méthodes et outils d’enseignement et de formation ainsi que les approches féministes sont deux sujets au cœur des activités du CDÉACF. Dans ce dossier spécial, nous faisons le lien entre l’éducation des adultes et la condition féminine en examinant des différentes approches en andragogie. D’abord, nous présentons les principaux constats d’une recherche menée par le chantier sur la pédagogie féministe du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ensuite, nous confrontons ces résultats à différentes pratiques du milieu communautaire, telles que l’alphabétisation populaire, l’éducation populaire et l’approche antioppression. Le tout est accompagné par une liste de ressources sur ces sujets disponibles au CDÉACF et des entrevues vidéo.

Ce dossier spécial a été élaboré en collaboration avec le chantier sur la pédagogie féministe du RéQEF.

 

Une pédagogie féministe selon les membres du Réseau québécois en études féministes (RéQEF)

En 2014 et 2015, le comité de travail sur la pédagogie féministe du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) a lancé un processus de recherche auprès de ses membres afin de mieux circonscrire ce qui constitue la pédagogie féministe. Le processus de recherche comprenait d’une part un sondage et des ateliers de discussion autour de thématiques issues du sondage.

Nous présentons, ci-dessous, quelques idées directrices qui ressortent de ce processus.

  1. Une pédagogie féministe reconnaît l’expérience comme une source de savoirs légitimes : lors d’un atelier ou d’une formation, il est toujours pertinent de partir de l’expérience vécue des participant.es afin de réfléchir collectivement à ce que signifie cette expérience, non seulement pour la personne qui l’a vécue, mais surtout socialement. Par exemple, pour une personne en situation d’échec scolaire, il peut être libérateur de savoir que le système scolaire fonctionne de manière élitiste et a tendance à reproduire les inégalités sociales, plutôt que les combattre. L’expérience de l’échec scolaire n’est donc pas uniquement une question de responsabilité individuelle, mais concerne tout le système scolaire.
     
  2. Elle met en valeur le développement de l’esprit critique et la sensibilisation aux enjeux sociaux. Un des objectifs principaux de la pédagogie féministe est donc de permettre aux apprenant.es de réfléchir par eux/elles-mêmes et de questionner les discours dominants. Par exemple, le discours selon lequel les femmes victimes de harcèlement sexuel « l’ont bien cherché », est un discours qui entretient une image conservatrice de la femme qui devrait se conformer à un habillement et des attitudes spécifiques et qui nie les rapports de pouvoir qui sous-tendent le harcèlement. Le rôle d’une pédagogie féministe serait d’amener les apprenant.es à comprendre ces enjeux sous-jacents.
     
  3. Une pédagogie féministe questionne et déconstruit les rapports de pouvoir et lutte contre les différentes formes d’inégalités, en particulier les inégalités de genre dans un but de transformation sociale. Un.e pédagogue féministe sera particulièrement sensible aux préjugés et stéréotypes.
     
  4. La pratique pédagogique féministe est généralement participative et émancipatrice. On devrait ressortir d’un atelier ou d’une formation « grandit » et plus fort.e. Par exemple, des ateliers d’autodéfense peuvent outiller les femmes pour se sentir plus sécuritaires dans les rues de Montréal.
     
  5. Un-e pédagogue féministe réfléchit sur le rapport entre l’apprenant-e et le formateur/formatrice. Il/elle adopte une posture réflexive et sans jugement sur la positionnalité de l’apprenant-e. Ainsi, la formation doit être la plus inclusive possible et doit permettre la prise de parole de toutes et tous (ou au moins, dans l’idéal).
     
  6. Dans le milieu universitaire, on distingue ce qui a trait aux Savoirs féministes (ex. théories, histoire de, etc.), les savoirs pratiques ou savoir-faire (Ex. exercice en classe, activités, groupe de discussion, travaux pratiques, etc.) et les Savoir-être (ex. attitudes, réflexivité, rapports aux personnes apprenantes, etc.). L’équilibre de ces trois formes de savoirs mis ensemble forme les ingrédients d’une pédagogie féministe.

Quelles sont les barrières à sa mise en œuvre?

Si les objectifs à atteindre dans le cadre d’une pédagogie féministe sont relativement clairs, la mise en œuvre (comment fait-on cela) est beaucoup moins évidente. Non seulement les contextes d’apprentissages varient énormément, rendant difficile l’établissement de « recettes » ou de « techniques », mais plusieurs barrières peuvent également surgir qui freinent ou limitent son application.

  1. De l’antiféminisme à la suspicion envers les approches et perspectives féministes :
    Pour plusieurs participantes aux ateliers du RéQEF et répondantes au sondage interne, les comportements, attitudes et propos antiféministes qui peuvent être exprimés dans certains groupes font obstacle à l’application de la pédagogie féministe. Par exemple, si la personne qui donne la formation instaure une parité dans les tours de parole selon le genre, il se peut que le groupe réagisse négativement en remettant en cause la pertinence de cette pratique. Un autre exemple : la remise en cause d’un des principes premiers du féminisme, soit la reconnaissance de l’égalité entre les genres. Plus encore, plusieurs médias colportent régulièrement l’idée fausse selon laquelle l’égalité homme-femme est déjà acquise et le fait que ce sont les hommes qui aujourd’hui devraient recevoir un traitement particulier. Ces idées sont régulièrement reprises dans les groupes (à l’université ou ailleurs) et freinent considérablement l’apprentissage des perspectives féministes. Dans d’autres cas, moins extrêmes, les propos féministes sont reçus avec suspicion et ne sont pas considérés comme valides parce qu’ils seraient militants (et non objectifs).
     
  2. Le manque de ressources :
    On parle, ici, de ressources matérielles, comme le financement des organismes de formation, mais aussi d’autres types de ressources, comme le manque de temps alloué à une formation; la difficulté de tenir une activité qui part des besoins des personnes et non pas des désidératas des bailleurs de fonds. Par exemple, un atelier sur la sexualité devrait pouvoir partir des expériences vécues par les personnes suivant l’atelier et des problèmes identifiés par elles et non pas d’une politique de santé publique en matière de comportement sexuel sans risque, définie abstraitement.
     
  3. L’isolement :
    Pour un-e enseignant-e ou un.e formateur/formatrice, il est important de pouvoir échanger sur sa pratique professionnelle avec ses collègues, avoir accès à des formations spécifiques ou des espaces d’échanges et de discussion à propos de son métier. Ce ne sont pas tous les milieux de travail qui offrent cette opportunité et même si on peut essayer de créer ses opportunités, l’isolement est très certainement un ingrédient qui limite l’application de la pédagogie féministe. En particulier, dans des milieux où ces pratiques ne sont pas courantes, il peut s’avérer déstabilisant pour une personne débutante dans le métier d’essayer des pratiques alternatives de formation. Il est toujours plus facile de s’en tenir aux pratiques dominantes, afin de ne pas se mettre en danger, surtout en début de carrière. Ça prend une certaine assurance pour ouvrir ses formations ou ses cours à des pratiques plus inclusives, plus à l’écoute des apprenant.es, etc. On peut avoir l’impression qu’on va perdre le contrôle et avoir peur de ne pas pouvoir gérer le groupe.
     
  4. Le cadre dans lequel on opère :
    Il y a des contraintes liées au contexte dans lequel se donne une formation ou un atelier qui peuvent empêcher ou limiter la mise en œuvre de certaines lignes directrices de la pédagogie féministe. Par exemple, dans le cadre de l’école (y compris l’éducation des adultes), les modalités d’évaluation (le fait de devoir noter les étudiant.es) créent des rapports de pouvoir et d’autorité entre les professeur-es – formateurs/formatrices et les étudiant.es et qui peuvent empêcher les étudiant.es d’intervenir dans le cours (autolimitation dans la participation). Le milieu dans lequel on travaille peut également imposer parfois des directives ou des manières de faire qui sont en contradiction avec la pédagogie féministe. Notamment, l’approche par résultat crée une pression sur les travailleurs/travailleuses qui peuvent, du coup, limiter l’encadrement individuel offert aux étudiant.es, exercer une autorité plus forte afin de « gagner du temps » et limiter les espaces de discussion et de débats, mettre l’accent sur la quantité des connaissances transmises et non sur la qualité du processus d’apprentissage, évacuer les dimensions de justice sociale, d’égalité et de transformation sociale qui sont associées à la pédagogie féministe, mais qui ne sont pas directement mesurables ou quantifiables. Finalement, la surreprésentation des femmes en position de majorité (blanche, hétérosexuelle, citoyenne canadienne, appartenant à la classe moyenne et sans handicap) parmi les intervenantes de groupes de femmes, les formatrices et les enseignantes, ne favorise pas la construction de connaissances et de pratiques contrehégémoniques, c’est-à-dire qui proviennent d’autres situations sociales, minoritaires et diversifiées.

Quelles sont les pratiques courantes dans les milieux communautaires?

Dans le contexte des organismes communautaires, l'expression « pédagogie féministe » n'est pas vraiment utilisée, ni le terme « enseignement féministe ». Trois termes ou approches connexes peuvent toutefois être associés de près à la pédagogie féministe, soit l'alphabétisation populaire; l’éducation populaire; et l’approche antioppression.

L’approche de l’alphabétisation populaire fait un lien direct entre la pauvreté comme problématique et l’alphabétisation comme solution. Selon les principes du RGPAQ (Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec) : l'alphabétisation populaire fait de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul un outil d'expression sociale, de prise de parole, de pouvoir sur sa vie, son milieu et son environnement. Elle est une approche collective à l'intérieur de laquelle l'individu s'intègre à une démarche de groupe, ce qui permet d'acquérir un sentiment d'appartenance, de réaliser des projets et d'avancer des revendications. Elle tient compte des réalités de la vie quotidienne des participantes et des participants. Elle vise l'ensemble de la population et principalement les milieux défavorisés ainsi qu’à faire connaître et reconnaître les réalités et les savoirs des milieux populaires. La conscientisation est considérée comme une prise de conscience collective des différentes réalités de la société, une source de développement d'une analyse critique et politique et de passage à l'action dans un objectif de transformation sociale. Les acteurs et actrices dans ce milieu font de la défense de droits, la pierre angulaire de cette approche. Il importe que les formateurs/formatrices demeurent accessibles et actif.ves dans le milieu, puis que les structures démocratiques mises en place favorisent la participation de l'ensemble de ses membres. Comme on peut le constater, plusieurs principes de la pédagogie féministe énumérés plus haut se recoupent avec les principes de l’alphabétisation populaire.

Pour illustrer l’approche de l'éducation populaire, au CPRF (Carrefour de participation, ressourcement et formation), on met l’accent sur quatre principes : 1) miser sur l'expérience et le savoir des personnes participantes; 2) favoriser les échanges en petits et grands groupes; 3) privilégier une pédagogie interactive (jeux, théâtre, ateliers, etc.); exposer les contenus de façon vulgarisée. Encore une fois, le parallèle avec la pédagogie féministe est assez évident.

Quant à aux approches anti-oppression, on peut se baser sur le cadre d’analyse proposé par la Fondation Filles d’action. Le cadre antioppression tient compte de l’aspect multidimensionnel du pouvoir et de l’oppression. Personne n’est une victime 100 % du temps (la même personne peut se trouver dans une position de pouvoir). Les politiques et les pratiques institutionnelles affectent différemment chaque femme (géographie, situation de handicap, statut d'immigrante, etc.). Les oppressions se croisent. L’objectif est de valoriser chacune d’entre elles et de soutenir le développement de sa personnalité et la réalisation de ses rêves (différentes et uniques). On prend en compte également les différents niveaux : l'intersection des oppressions a des effets sur le niveau individuel, collectif, et de la communauté. Enfin, de cette analyse découlent des méthodes (renforcement de l'autonomie, apprentissage ensemble, écoute, réflexion de sa propre position sociale).

Un dernier exemple, la méthodologie d'éducation populaire d'une perspective féministe et décolonisatrice. Cette méthodologie s’appuie sur un processus de trois ans en collaboration avec des groupes de base et des groupes nationaux au Guatémala. À partir de pratiques, leurs objectifs étaient de développer des formations et des modèles d'organisation. L’ensemble du processus visait la compréhension, la réflexion et la construction d'outils (les trois vont ensemble), et ce, de façon critique dans le but d’observer la réalité à transformer, les causes structurelles de cette réalité et la façon d’agir pour la changer. Ainsi, un cycle de pratique — observation — modélisation/théorisation a été construit, où en son centre se pose la remise en question de tout le monde dans leurs rôles (par exemple, dans le premier module : que signifie être facilitatrice (pas la même chose que formatrice) dans ce processus de transformation sociale?) C’est cette méthodologie qui fut à l’origine du thème de l'action internationale de la Marche mondiale des femmes de 2015 : « Corps, Terre, Territoires ».

Quelles sont les différences et les ressemblances entre la pédagogie féministe, l’éducation populaire et les approches antioppression?

En somme, il existe plusieurs points en commun entre la pédagogie féministe, l’éducation populaire et les approches antioppression : les trois travaillent pour la justice et la transformation sociale dans une optique de « prise de pouvoir » des apprenant.es sur leur propre trajectoire. Les idées d’émancipation et de connaissances libératrices sont présentes dans les trois approches de formation.

Mais des différences existent dans la démarche de l’éducation populaire, par rapport à la pédagogie féministe appliquée en contexte scolaire ou universitaire : l’idée de rapports égalitaires et de processus démocratique ne se retrouve pas avec autant de force dans le cadre de l’enseignement où les rapports de pouvoir sont plus rarement questionnés et où la hiérarchie et l’autorité de l’enseignant.es vis-à-vis des apprenant.es sont valorisées (à cause de l’évaluation, de l’idée que l’enseignant.e est le/la détentrice du Savoir). Or, les rapports de pouvoir traversent l’ensemble de la société et le milieu communautaire n’y échappe pas, mais les approches d’éducation populaire, d’alphabétisation et antioppressives mettent l’accent sur la visibilité des rapports de pouvoir, leur déconstruction et sur la transformation sociale. Au sein des institutions scolaires primaires-secondaires, les pratiques démocratiques y sont également moins courantes que dans le milieu communautaire, bien qu’il existe plusieurs projets d’écoles démocratiques aux États-Unis, où l’approche centrale est très similaire aux principes de la pédagogie féministe et antiraciste. On retrouve également au sein de certaines institutions postsecondaires des principes de démocratie directe tels que les ententes d’évaluation entre professeur.es et étudiant.es ou encore les comités de programmes en collégialité avec l’administration, les enseignant.es et les étudiant.es (UQAM). Toutefois, dans l’ensemble, il semble que ces principes démocratiques soient limités par le cadre même des institutions.

Par ailleurs, peu de groupes impliqués dans la formation mentionnent la perspective féministe dans leur approche de formation; il y a donc potentiellement un gros travail de sensibilisation à faire ou en tout cas une réflexion à avoir sur cette absence.

Une pédagogie peut être féministe, mais elle peut aussi être antioppressive (ou intersectionnelle) ou pas. En étant antioppressive, elle questionne tous les rapports de pouvoir et non seulement les rapports de genre. Elle lutte contre les différentes formes d’inégalités sociales, valorise l’apport, la parole et les points de vue des minorités et est basée sur la mise en valeur de la différence. C’est conséquemment une pédagogie subversive qui part de la diversité pour en faire une aide à l’apprentissage et permettre une prise de pouvoir des personnes marginalisées sur leur propre vie.

Source de l'image : Metodologia de educacion popular desde una mirada critica feminista y descolonizadora / elaboracion, Lisseth Pérez con apoyo de Braulia Amadao y Sandra Moran